Journal d’un méliphile, juillet 2025

 

Le blaireau et le chevalier

 

Emil Reinicke (1859–1942), Der Schnappshahn, Medium Oil on Canvas, 120 x 90.5 cm, détail

 

Et toi, blaireau maladroitement caché en bord de chemin dans l’ombre précaire d’un sapin, que penses-tu de cette scène ? Comment supportes-tu l’effroyable raffut que doivent faire ce chevalier à la mine satisfaite, qu’on pourrait croire sur le point de jouter s’il ne transportait toute sa vaisselle avec lui, et ce cheval lourdaud dont les sabots énormes préfigurent les pneus des Caterpillar à venir ?

C’est l’aube ou le soir (la médiocre qualité de la reproduction ne permet pas de tirer des conclusions bien sûres), en toute logique le blaireau devrait s’être réfugié dans son terrier, et pourtant le voici figuré dans ce décor forestier, parmi les champignons et les mousses, seul animal assez intrigué par le passage du « Schnappshahn » (le chevalier ivrogne de ce tableau manifestement satirique) pour venir voir – avec, dans la partie supérieure de la toile, une hulotte qui regarde le bout de la lance pendant qu’un écureuil s’enfuit.

Sans doute le peintre allemand du XIXème a-t-il convoqué der Dachs pour souligner la stupeur qui saisit la forêt devant cette brute qui prend toute la lumière, en plein centre de l’image et du sentier, on imagine plus tard le chauffard au volant de sa BM sur une départementale… Le blaireau ainsi serait porteur de finesse, de douceur, de retenue, de civilité même – toutes choses fort sympathiques. Peut-être a-t-il été placé là en miroir de ce blason, de cette marque, de ce « badge » peu visible d’ailleurs sur le bouclier du chevalier, notre « badger », comme le suggère Daniel H. Justice qui a déniché cette œuvre pour son livre ? Il n’empêche qu’en le voyant ainsi représenté dans cette scène incongrue, je ne peux m’empêcher de songer au traitement que de gros hommes comme ce Schnappshahn ne manqueraient pas de lui infliger, s’ils le surprenaient : traqué, déterré, enfumé, dépecé au mieux, au pire attaché par une patte et forcé de combattre des chiens – et puis, s’il résiste un peu trop, il suffit de l’estropier, ou de lui scier la mâchoire, comme Justice rapporte que cela se pratiquait naguère.

Petit blaireau médiéval, ne te laisse pas fasciner par les éclats et les fracas humains : retourne dans ton terrier !

04/07/25

 

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