Journal d’un méliphile, août 2025

 

La nuit de Vara

 

 

13 août 2025, 20h37. Vara roulée en boule au fond de la faille laissée béante par le déracinement d’un sycomore qui a chu près du cours d’eau et qu’elle n’a eu qu’à agrandir un peu, se réveille d’un long somme fiévreux. Elle a perçu dans son sommeil ces détonations qui n’ont rien à voir avec celles, si effrayantes, des feux d’artifice ou des coups de fusil, qui vous font d’instinct regagner votre abri. Non, ce que sonnent ces cymbales, c’est l’heure de la sortie, l’annonce espérée du retour de la pluie qui, ça y est, commence à crépiter sur le sol bien trop sec qui ne l’absorbe pas. Vara s’extirpe de son trou, secoue son corps terreux, se gratte le gras du cou, un instant s’assoit sur ses fesses pour mieux gratter le ventre aussi, et puis se met en route.

Cela fait quelque temps déjà que Courage et Prudence dorment sans sa protection, dans des abris qu’elle leur a montrés ou dans d’autres peut-être qu’elle ne connaît pas. Elle ne s’en inquiète pas. Avec l’automne qui approche, elle va bientôt retrouver ses habitudes de blairelle solitaire, et les retrouver eux aussi de proche en proche, de loin en loin, quand il faudra, quand on pourra regagner le terrier – et tant qu’elle-même ni Prudence ne seront gravides, ces retrouvailles resteront chaleureuses ; mais de tout cela elle ne se préoccupe pas, car ce qu’il faut maintenant c’est, la truffe au sol, repartir en cueillette pour reprendre du poids coûte que coûte, car la grossesse l’a amaigrie et cet été très sec ne lui a pas été favorable.

Avancer, avancer en blaireau myope, mi-taupe mi-sanglier, museau au sol mais sans tracer encore le vermillis des fouilles car rien à manger ici, aller d’un trot rapide d’abord pour laisser se déployer toute l’énergie accumulée pendant le jour et que la pluie fraîche fouette. Vivement les lombrics, là-bas vers les pâtures, ce n’est pas encore le moment mais on va quand même y jeter un museau !

Trotter, trotter, aller vite à travers cette pessière morte parcourue seulement par des mulots inaccessibles qui se courent après, vous narguent, vous ignorent et font leurs réserves de glands. Tout le sol plus loin est jonché de ces glands tombés verts en masse, très tendres, en croquer un en passant, pas très bon, et puis des noisettes encore vertes aussi, croquer, une noix, croquer, et puis plus loin une limace grise réveillée par la pluie elle aussi, c’est déjà plus nourrissant. Aller par le chemin des hommes, ici ça sent le chien, ça sent l’humain mais la lisière est proche, le grand pré sous la pluie. Faire la tournée des vieilles bouses, manger coléoptères, ça croustille, larves de mouches et puis enfin – tendre l’oreille, percevoir les vibrations infimes et puis creuser, forer un petit trou près de la bouse, une seule patte suffit, fourrer le museau, faire claquer la mâchoire : vers de terre ! tout petits, certes, mais vers quand même, ceux-là encore accessibles non loin de la surface, alors plus loin creuser encore, fourrer museau, claquer mâchoire, mâcher, mâcher, avaler, quelques secondes à peines puis repartir, c’est merveille, mais les vers minuscules se font rares alors filer vers le sorbier aux douces baies orange, manger, manger, truffe mobile, habile à attraper, puis pénétrer dans le verger où l’orage a fait choir une neuve provision de pommes. Croquer, mâcher, avaler, croquer, croquer, croquer, nul congénère à l’horizon et pas de menace non plus si ce n’est la foudre sur les crêtes mais ça ne compte pas.

S’attarder. Repartir plus lentement, ventre plein, passer par le roncier qui sent fort le renard, grappiller quelques mûres, trois framboises.

22h45, croiser Courage qui vient encore donner coup de museau, marquer, et puis repart du côté du verger profiter de l’aubaine des pommes, il fait le même tour en sens inverse. Sur la route luisante un cadavre de rapace percuté en journée : croquer la tête, lécher le sang, ça ne se refuse pas et la nuit est propice. Traverser vite à l’approche des phares, retourner à couvert.

23 heures, détour par le terrier, vérifier que ça tient, marquer, s’engouffrer dans la gueule de l’esplanade, ressortir du côté du ravin, ça va, nul éboulement, puis se laisser filer le long du toboggan et repartir, c’est encore l’été nomade, pas l’automne sédentaire. Redescendre la combe, remonter le torrent : limaces à dédaigner, champignons blancs à croquer, framboises savoureuses, on laisse l’escargot. Marche de plus en plus lente sous la pluie atténuée, marche lente et longue sans événements, sur ces sentes bien marquées, toujours les mêmes, qui rassurent et qui guident. De la répétition on ne se lasse pas car répéter, c’est vivre : répéter l’acte de manger, répéter les trajets, arpenter ce chemin au détour duquel, c’est le délice ultime, on peut fourrer sa truffe dans un bolet véreux…

Et puis, après minuit, retrouver l’abri provisoire dans une faille sous la pierre, se rendormir un peu, une heure, un moment, pour repartir après – et ainsi, jusqu’à l’aube.

14/08/25

 

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