Strella, la ratisseuse
Citadelle, 14.08, 23h20, 26°C.
Je ne sais pas s’il s’agit d’un blaireau ou d’une blairelle et sans doute ne le saurai-je jamais, mais son allure générale et la fougue avec laquelle iel ratisse et déblaie la terre devant la gueule m’évoque si fort Vara que je décide de voir en lui ou en elle une femelle, que je baptise Strella – la ratisseuse.
Voici donc Strella qui remonte vers le terrier – elle vient donc d’ailleurs, et peut-être n’habite-t-elle plus continûment les lieux et ne revient-elle, comme Vara, que pour en assurer l’entretien, mais cette hypothèse est rendue improbable par les traces fraîches que j’ai relevées dès le premier jour devant six des 30 gueules (ou plus) que comporte le terrier principal.
Elle remonte en laissant onduler derrière elle sa queue claire, bien fournie, tend la truffe vers les hauteurs puis baisse la tête comme pour charger, avec cet air têtu du blaireau qui s’apprête à foncer, ou ici, en l’occurrence, à déblayer. Elle se campe face à l’ouverture, ses grosse pattes griffues semblent épouser le sol, puis elle fourre son buste à l’intérieur, semble se soulever par le milieu comme un chat faisant le gros dos et ramène une première fois vers elle ses pattes avant, enlevant ainsi les feuilles accumulées sur le perron. Elle marque une courte pause, jette un œil (ou un naseau) sur la gauche, baisse à nouveau la tête en grattant le sol de sa patte avant gauche comme un taureau avant la charge, semble trépigner sur place puis glisse à reculons et envoie derrière elle une première gerbe de terre. Nouvelle pause, puis elle avance à l’intérieur de la gueule presque jusqu’aux pattes arrière, une nouvelle vague soulève son dos et de ses griffes avant elle projette une gerbe plus importante.
Cela semble l’étonner, ou bien mériter réflexion. Elle s’arrête, s’assoit sur ses fesses devant l’entrée qu’elle vient de dégager, puis reprend son travail. Avant de retourner à l’intérieur du terrier où elle s’enfonce davantage chaque fois, elle effectue cette torsion si particulière qui transforme le blaireau en tableau de Bacon.
Le blaireau ne s’ébroue ni ne se secoue, comme le fait le chien : il se tord, il s’essore, il se déforme en spirales floues dans un sens puis dans l’autre, faisant jaillir de son corps non seulement la terre, la poussière mais – j’en jurerais, vu la force du mouvement – ses puces et ses tiques !
23h21, Strella la ratisseuse est rentrée complètement, et ne ressort que deux minutes plus tard chaque fois : sans doute est-ce le temps qu’il lui faut pour aller jusqu’à une autre gueule que nulle caméra ne surveille encore. Elle ressort pour une nouvelle torsion-essorage, retourne à l’intérieur, ressort deux minutes plus tard toujours à reculons en emportant cette fois avec elle toute la terre possible, qu’elle propulse en se cabrant presque, à trois reprises. Puis la voici comme prise de frénésie, grattant, grattant vite et fort tantôt de la patte avant droite, tantôt de la patte avant gauche, l’argile limoneuse du déblais qui n’offre aucune résistance et se trouve projeté à plusieurs mètres en contrebas. Plus rien ne l’arrête, quelle mouche l’a piquée ? – En vérité, la frénésie n’est qu’apparente, car la terrassière est simplement en train de dégager énergiquement l’accès, ménageant un espace bien plat juste devant l’entrée. Après quoi elle s’arrête un instant comme pour réfléchir à la suite des travaux, puis disparaît dans la gueule pour une nouvelle absence de deux minutes.
23h26, son derrière apparaît à l’entrée puis tout son corps à nouveau se soulève en vague par le milieu si fort que même ses pattes arrière un instant paraissent quitter le sol : que tous ceux qui disent que le blaireau est pataud décidément la regardent, elle qui à l’instar des autres mustélidés est avant tout puissance et souplesse – toutes qualités qui, ici, ne sont pas mises au service du meurtre mais de la construction !
À la fin de chaque salve elle s’arrête, se retourne, reprend une posture de repos ou de vigilance, puis repart de plus belle sans oublier de se défaire spectaculairement de la terre en un feu d’artifice de poussière argentée. Par-delà la dimension pratique de son action qui vise à faciliter l’accès au terrier, il est difficile de croire qu’elle n’éprouve pas un intense plaisir à gratter le limon du déblais, comme les chats domestiques confinés dans des appartements peuvent le faire, parfois, et l’on dirait alors qu’ils sont pris de folie : gratter est bon, ces grandes griffes sont faites pour cela et faire ce pour quoi on est fait rend heureux, je le sais, je le sens, moi-même je suis heureux lorsque je la regarde, lorsque je la décris !
23h31. Strella la magnifique cette fois s’enveloppe dans une cape de cendres qui est cape d’invisibilité, elle se fait terre et poussière, et la gueule du terrier continue à fumer comme celle d’un volcan même après qu’elle y est retournée…
23h35. Ultime torsion, puis elle recule encore le long du toboggan et la séquence s’arrête brutalement, ce qui laisse supposer une fuite précipitée à l’intérieur du terrier – ou bien simplement la poursuite des travaux sur l’une des autres gueules actives du terrier.
Cette première séquence filmée de l’un des habitants de la Citadelle me remplit d’une profonde admiration : je n’avais encore jamais vu aussi bien le blaireau au travail.
15/08/25