Un cri dans la nuit
On installe le poste d’affût à deux, cette fois, avec Léo, au pied de la Citadelle que je sais désormais habitée par au moins un blaireau – même si je ne peux pas savoir s’il est là, s’ils sont là, en ce moment. Je ruisselle dans la chaleur étouffante et maudis cette sueur dont je crains qu’elle ne me rende plus facile à percevoir par ce nez prodigieux qu’est le blaireau.
20h. Nous sommes embusqués depuis une heure. La longue attente commence, que saluent à leur façon le braiment de l’âne et la cloche de l’église. La brise qui souffle enfin serait la bienvenue, si elle ne soufflait dans notre dos, pire configuration, autant être venus avec une radio allumée… Un chien aboie. Un pic s’envole assez bruyamment. Léo lit Le Blaireau d’Eurasie pendant que je surveille, les paupières fermées parce que la sueur brûle mes yeux et qu’il vaut mieux se concentrer d’abord sur les sons, me dis-je, puisque de toute façon le moindre mouvement dans ces feuilles sèches fait un vacarme fou.
Le vent tourne, dans le bon sens cette fois, le grésillement de la ligne électrique se mêle aux cris du merle. Étudions, pour patienter, la prodigieuse indépendance des rameaux et ramilles du charme, en l’occurrence cette ramille pourvue de cinq feuilles qui, parmi toutes les autres, est la seule à effectuer des rotations frénétiques sur elle-même comme si elle tentait d’avertir toutes ses congénères d’un danger imminent qu’elle serait seule à percevoir parce que, qui sait, l’adaptation lui a donné ce pouvoir épuisant de tout mieux percevoir, et puisque Laurent Tillon dit qu’il y a d’une branche à l’autre du chêne des différences génétiques qui favorisent l’adaptation de l’arbre pourquoi n’en serait-il pas de même avec le charme à l’échelles des ramilles et même des feuilles, même si bien sûr je me doute qu’il s’agit là d’une simple (mais ce n’est jamais simple pas plus que cette phrase par laquelle je trompe le temps ne l’est) conséquence d’une brise tourbillonnante qui passe ici, au-dessus de nous, et nulle part ailleurs…
Cri d’une corneille. Le feuillage des charmes est troué, certes, mais moins que celui des frênes aux feuilles composées.
Le vent tourne encore, mauvais sens, mauvais vent, couché le vent ! dis-je pendant que le chien aboie et que des enfants au bord d’une piscine poussent des cris aigus.
Déjà on distingue de moins en moins les contours, même en frottant les yeux on se sent comme ébahis de fatigue.
21h, la brise enfin presque fraîche tourne encore dans le bon sens, mais nul blaireau ne se montre. Lire le livre de Do Linh San n’est plus possible. Les merles lancent leurs dernières salves. On observe sur l’écran du portable relié à la caméra thermique deux mulots-lucioles qui se courent après.
21h23. La nuit grise vire au noir et des gens quelque part chantent « joyeux anniversaire ». Grillons. Bâillement de la nuit qui avale la montagne et les moustiques avec. Léo surveille l’écran, luminosité réduite à presque rien pour ne pas être vu, mais vu par quoi ? vu comment ? est-ce que les blaireaux voient à travers la terre quand ils sont au terrier ? est-ce que je peux encore griffonner ces notes dans le noir ?
21h30, on éteint tous les feux et on écoute. Soudain retentit quelque part dans la nuit, en contrebas, un cri aigu, sauvage, strident, éclatant, comme fait pour provoquer l’effroi dans toute la forêt… Peut-il s’agir du cri d’un blaireau contrarié par notre présence, et cherchant à faire fuir les intrus ?
J’ai lu, ici ou là, des témoignages de promeneurs terrifiés par des cris évoquant ceux d’une femme agressée qui s’étaient avérés être des hurlements de blaireaux. Kruuk (1989) en doute fortement : « Il a été rapporté que les blaireaux produisent des cris extrêmement forts, mais personne n’a encore décrit avoir vu un blaireau faire cela, et personne dans notre groupe n’a jamais entendu de tels bruits au cours de plusieurs centaines d’heures d’observation. Je pense que d’autres animaux doivent être à l’origine de ces témoignages, peut-être des renards. » (“Badgers have been reported to produce extremely loud screams, but no one has yet described actually seeing a badger do this, and no one in our group ever heard any such loud noises in many hundreds of hours of observation. I believe other animals must have been responsible for these reports, perhaps foxes.”) Quelques années plus tard, Neal et Cheeseman (1986) puis Roper (2010) confirment pourtant la capacité qu’a le blaireau à pousser de tels cris :
Neal & Cheeseman (1996) décrivent plusieurs cas de blaireaux hurlant. Il s’agit d’une vocalisation très forte, presque humaine, qui est vraiment effrayante lorsqu’elle est perçue de près. Les observateurs ont utilisé des mots tels que « diabolique », « déchirant » et « horrible » pour le décrire, et je peux personnellement en témoigner. Une nuit, alors que je suivais des blaireaux par radio, je marchais le long d’une clôture lorsqu’un bruit terrible, mi-cri et mi grognement, a soudainement éclaté à mes pieds, me donnant presque une crise cardiaque. Lorsque je me suis suffisamment calmé pour sortir ma torche et l’éclairer vers le bas, j’ai été confronté à un minuscule louveteau, complètement pelucheux et visiblement très effrayé, recroquevillé contre la clôture. Il était difficile de croire qu’un si petit animal avait pu produire ce son à glacer le sang. La plupart des récits de cris, comme le mien, concernent des louveteaux réagissant à un danger, soit sous la forme d’un humain, soit sous la forme d’un blaireau adulte agressif. Cependant, il semble que les cris puissent également se produire lorsque des adultes se battent, probablement lorsque l’un des animaux est en train de prendre le dessus sur l’autre. Il semble donc que le cri soit l’expression d’une peur ou d’une détresse extrême, dirigée principalement vers la cause de la menace.
(Neal & Cheeseman (1996) describe several accounts of badgers screaming. This is a very loud, almost human-like vocalisation that is truly frightening when experienced at close quarters. Observers have used words such as ‘fiendish’, ‘heartrending’ and ‘awful’ to describe it, and I can personally attest to this. One night, while radio-tracking badgers, I was walking along a fence line when a terrible noise, part scream and part growl, suddenly erupted at my feet, almost giving me a heart attack. When I had calmed down sufficiently to get out my torch and shine it downwards, I was confronted by a tiny cub, completely fluffed up and obviously very frightened, cowering against the fence. It was hard to believe that such a small animal had produced this blood-curdling sound. Most accounts of screaming, like mine, involve cubs reacting to danger, either in the form of a human or an aggressive adult badger. However, it seems that screaming can also occur when adults fight, probably when one animal is getting much the worst of the encounter. It seems, therefore, to be an expression of extreme fear or distress, directed primarily towards the cause of the threat. However, it may also sometimes serve as a cry for help. Chris Cheeseman tells of a young badger screaming when he approached it, whereupon an adult (presumably a parent) shot out of the sett and attacked him.)
Kruuk encore estimait que les blaireaux « ne sont pas très vocaux », et que « lorsqu’ils se font entendre, il est difficile de classer les différents bruits » car ceux-ci constituent plutôt « un continuum sonore » : « Il était impossible de décrire un de leurs cris comme un gémissement et un autre, légèrement différent, comme un grognement. Un appel se transforme en un autre, dans un continuum de grognements doux, de grognements et de cris. » (“It was almost impossible to describe one of their utterances as a wail and another, slightly different one as a growl. One call grades into the next, in a continuum of soft growls, and grunts and yells.”)
Mais Neal & Cheeseman ont poussé les études bien plus loin, et l’on trouve sur Internet des enregistrements commentés issus des travaux de l’Université d’Oxford qui permettent de distinguer la stridulation (cri d’accouplement qui signale l’excitation sexuelle du mâle et qu’on peut décrire comme « un ronronnement insistant, profond guttural et vibrant » que, pour ma part, j’ai associé lorsque je l’ai entendu pour la première fois grâce à la caméra aux cliquetis d’un mammifère marin), le ronronnement (plus doux et moins intense, associé à un clic, et propre au langage de la blairelle avec ses blaireautins), le gémissement (cri aigu et prolongé du jeune), le grincement (j’ai entendu ce cri aigu quand Vara a fui l’étreinte violente de Cheg), le crissement (un cri long avec une structure harmonique, en une seule expiration d’air, dans le contexte d’un combat), le grondement (grave et roulant comme un meuglement nasillard), le feulement (« l’introduction est profonde, insistante, gutturale, produite par une expulsion contrôlée d’air à travers une bouche ouverte », dans le contexte d’une attaque), le glapissement (« très aigu, abrupt, perçant »), le couic, le reniflement, l’aboiement, le gloussement, le sifflement, le roucoulement, le pépiement, le grognement – bref, largement de quoi contredire les propos d’Hans Kruuk !
Mais dans notre cas, il ne fait absolument aucun doute que ce glapissement sonore est celui d’un renard.
On replie filet de camouflage et les sièges et on remonte aussi discrètement que possible. On n’en saura pas davantage sur les blaireaux cette nuit.
16/08/25