Journal d’un méliphile, août 2025

 

Autoportrait au blaireau

 

 

Hier soir je suis retourné rôder autour du terrier du Villard. Les blaireaux n’y sont pas revenus mais la sente qui y mène est criblée de carottages dont il ne fait aucun doute qu’ils sont les auteurs. Confortablement installé sur le château d’eau, je n’ai vu passer qu’un renard argenté (dans le viseur de la caméra thermique, tous les renards sont argentés), mais au retour j’ai repéré enfin (grâce à la caméra) un blaireau en vadrouille près du jardin d’Annick et Joël. J’ai voulu le suivre mais il m’a repéré bien vite et a disparu dans les bois. Je suis resté un moment à humer l’air doux qui sent déjà l’automne.

Il fait presque frais ce matin et le ciel s’est ouaté de la douceur protectrice des nuages. Lorsqu’une fine averse commence à crépiter, je n’y tiens plus et quitte mon terrier en compagnie des chiens.

En aucun cas je ne me prends pour un blaireau, nos dissemblances physiologiques, psychologiques, éthologiques et culturelles sont assez évidentes (surtout lorsque je me promène attaché à deux quadrupèdes carnivores pour qui le blaireau ne saurait être qu’une proie) ; mais nous avons au moins en commun (pour des raisons qui divergent) le goût des temps humides, dont je n’ai jamais pu comprendre pourquoi ils peuvent être qualifiés de « mauvais » puisque la vie s’abreuve de pluie autant que de soleil (le réchauffement climatique et toutes les catastrophes qui l’accompagnent devraient à terme déboucher sur une modification du vocabulaire et de la vision commune). La pluie révèle les odeurs, réveille les sensations et relie la terre et le ciel et tous leurs habitants dans son étreinte éparse et fourmillante ! Traverser la combe envahie d’impatiences en fleurs sous la bruine procure une ivresse olfactive à laquelle je suis sûr que les blaireaux sont sensibles, eux qui manifestent si vivement leur plaisir à humer les parfums ou à se repaître de leur mets favori (car ils grognent et gloussent alors de plaisir, les bougres, en convives épanouis !).

Cela me ramène derechef à ce qui me rapproche des blaireaux. N’évitons pas plus longtemps le sujet annoncé dans le titre : si le blaireau m’obsède comme aucun autre animal ne l’a fait avant lui (me dis-je en dévorant une poignée d’énormes mûres qui sont parmi les plus succulentes que j’aie jamais mangées), c’est qu’une part de moi s’est reconnue en lui et qu’il y a donc entre nous des ressemblances qui ne relèvent pas seulement de notre condition commune de mammifères mais de ma propre individualité.

Je préfère mettre de côté dans ces pages ce qui serait trop autobiographique, trop particulier, mais enfin, je ne suis pas un scientifique (ceux-là d’ailleurs n’hésitent plus à inclure dans leurs études leur vécu, leur sensibilité, leur personne, brouillant l’artificielle frontière qui a pendant si longtemps séparé le sujet et l’objet), et si mon propos se veut décentré de l’humain, j’entends aussi brosser en filigrane le portrait du méliphile qui se cache derrière ces traces.

Allons-y pour la liste des ressemblances.

  1. Le blaireau est furtif, méfiant, discret, comme conscient de la cruauté potentielle des hommes, ces tueurs, ces terreurs, ces déterreurs ; et pourtant, mis en confiance, il s’apprivoise bien, et même sans aller jusqu’à l’apprivoisement il déboule parfois dans vos chaussures, les jeunes surtout, en oubliant sa peur. En ces audaces paradoxales je peux me reconnaître.
  2. Sauf quand la blairelle est accompagnée de ses blaireautins, le blaireau arpente son territoire en solo. Il vit pourtant en société, d’une façon souple et diverse qui semble se jouer des cadres ordinaires qui régissent les autres carnivores, qu’ils soient sociaux ou non. Cet autre paradoxe me convient.
  3. Le blaireau retarde autant que faire se peut le moment de quitter le foyer familial, et même, il est possible qu’il ne le quitte jamais, dans ce que j’interprète (d’accord, je tire la couverture) comme un désir de permanence. Ce creuseur de terrier n’aime pas le changement. S’il avait la parole humaine je suis sûr qu’il pourrait dire : tout bouge sans cesse, tout est mouvant, pourquoi en rajouter en allant voir ailleurs ? (Il est vrai que « dans un cas exceptionnel, une femelle blaireau munie d’un collier émetteur et relâchée aux Pays-Bas après une période de captivité a parcouru une distance linéaire de 115 km en deux semaines », mais ce fait rapporté par Roper reste isolé et énigmatique.) Pas planté dans un terroir pour autant et nullement coincé dans son terrier comme le narrateur paranoïaque de Kafka, le blaireau peut rendre visite aux voisins, si l’occasion ou la nécessité se présentent : cela lui arrive parfois, pas trop souvent…
  4. J’ai vu des vidéos de blaireaux grognant de plaisir en mangeant : mais oui, j’assume, le végétarien que je suis (en cela nous divergeons, et je m’en remets à Charles Foster pour la description gustative des lombrics que je ne croquerai jamais) éprouve à dévorer un plaisir tel qu’il se traduit généralement ainsi (même si, avec le temps, j’ai appris à me tenir…).
  5. Méconnu, le blaireau, assurément, mais n’aspirant pas au feu des projecteurs, peu compatibles avec le mode de vie nocturne et souterrain qui nous sied.
  6. Traité en paria par des brutes, le blaireau, assurément, c’est ce qui rend méfiant, et solidaire aussi du peuple des nuisibles-invisibles.
  7. Et le blaireau, bien sûr, est un nez, un hypersensible aux odeurs qui sont pour l’humain la grande porte qui relie à la mémoire vivante et nous relient aussi, en ce sens olfactif, lui et moi, même si je ne peux pas rivaliser avec lui (j’avoue que pouvoir un jour flairer de près cette odeur finement musquée qu’il dégage serait pour moi l’ultime contentement méliphique : je sais que ce jour-là nous partagerions à jamais, lui et moi, l’une des chambres les plus profondes du grand terrier de nos mémoires !).
  8. Le blaireau vu de nuit semble plutôt poivre et sel : il fallait bien cela pour que j’assume cette réalité inhérente au vieillissement humain et renonce enfin à tenter de cacher mes tempes grises avec les cheveux encore noirs que, jusqu’à notre rencontre, je portais bien plus longs !

Par-delà ces points de convergence, le blaireau me plaît pour lui-même, pour sa robe en vérité tricolore aux subtiles variations que je contemple au quotidien dans la chambre où j’écris à mesure que la lumière passe d’une fenêtre à l’autre en faisant chatoyer le poil de Tasselle, ma blairelle (qui fut naguère sans doute un blaireau mais qui, de toute façon, n’est plus…). J’aime plus que tout le contraste de son masque, la neige fraîche déposée sur le pourtour de ses oreilles fines, le décrochement de sa truffe mobile faite pour aspirer le monde, sa façon de glisser, comme dit Giono, ou de trotter en bascule, sa souplesse et son agilité paradoxales (j’ai vu en vidéo un blaireau escalader une clôture, on aurait dit un chat), et puis ses longues griffes avec lesquelles gratter la terre doit être une jouissance à peine concevable…

19/08/25

 

Ce contenu a été publié dans Méliphilie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.