Journal d’un méliphile, août 2025

 

Partis pour durer

 

 

Six degrés au thermomètre, des nuages accrochés à la montagne, le sol jonché de glands et de bogues claires et de la dépouille précoce des feuillages, et puis ces traces de nouveau lisibles dans la terre enfin humide : l’automne est là.

Il redevient facile de suivre le chemin du blaireau, au moins à travers le champ pâturé. On peut même reconstituer ce qu’il a fait : ici, et puis tous les cinq ou six mètres, il a gratté, creusé avec une patte avant puis fouillé avec la truffe pour cueillir quelques vers ; plus loin, on voit encore dans l’herbe enfoncée l’endroit où il a posé ses fesses pour manger les mûres, pendant assez longtemps, sans doute : des poils noir et blanc sont restés accrochés aux épines. Je perds ensuite la trace à l’entrée du bois, à cause des aiguilles et du sol tassé. Les caméras du Villard n’ont enregistré aucun passage, je suppose que mon trio continue à dormir ici ou là dans des abris provisoires ou des terriers secondaires.

Rejoindre le grand terrier de la Citadelle est par contre toute une expédition. La route est coupée, je me perds dans un dédale de routes à peine carrossables (d’où je repère en passant d’autres sites propices). Pour descendre la pente qui est vraiment très raide et glissante, je m’accroche à une branche qui casse et je me rattrape de justesse de la main gauche en envoyant valser jusqu’en bas la caméra que j’apportais, sans dommage, heureusement.

J’installe le panneau solaire, oriente les deux caméras pour couvrir le plus de gueules actives possible, puis regarde les images des jours précédents.

Je sais que le nombre de gueules ne dit rien du nombre d’habitants à un moment donné, mais le contraste est ici étonnant. Là où j’avais d’abord compté à la hâte quatre ouvertures, un examen plus minutieux ramène le chiffre à douze, dont quatre semblent actives. On s’attendrait à voir sortir d’ici la nuit venue des dizaines de blaireaux, mais un seul individu a encore été filmé. Je suppose qu’il s’agit du même ou de la même que la dernière fois, sans aucune certitude car l’unique séquence ne dure que quinze secondes. Ce bel animal filmé d’en haut est facilement reconnaissable grâce à une marque claire au-dessus de l’œil gauche (sans doute des poils arrachés, les blessures à la tête étant d’ailleurs un peu plus fréquentes chez les femelles que chez les mâles), mais la séquence filmée auparavant de Strella la ratisseuse ne me permet pas de voir le dessus de son œil gauche.

Cet unique habitant dont les passages semblent n’être qu’intermittents seraient donc le gardien de la Citadelle, chargé de faire un peu d’entretien, un peu de surveillance. J’ai lu dans Roper que l’entretien du terrier n’était pas partagé mais assuré en général par le couple reproducteur, c’est-à-dire les individus les plus gros et les plus vieux. Ce blaireau resté fidèle au grand terrier d’automne assure la permanence, prépare l’avenir…

Moi aussi, à ma façon, avec mes caméras, mon panneau solaire, mon journal, mes lectures, je m’inscris dans la durée.

Chaque jour, chaque nuit, grâce à ce va-et-vient quotidien entre l’observation sur le terrain, la lecture des ouvrages spécialisés et l’écriture, j’en apprends un peu plus sur mes voisins blaireaux. Quelque chose se construit qui va au-delà de l’acquisition de connaissances, quelque chose qui rend possible un autre regard sur le monde. Et ce n’est pas comme en poésie chose vague et abstraite, non, c’est très concret, incarné dans ce motif contrasté du « badger » qui s’ouvre sur tous les aspects de ma vie quotidienne.

On dit toujours que parler plusieurs langues permet une compréhension affinée et polyphonique du monde ; eh bien, la passion naturaliste en général et la méliphilie en particulier est comme l’apprentissage d’une autre langue – une en l’occurrence qu’on ne parlera et qu’on ne comprendra jamais complètement, puisqu’on se heurte à ces limites physiologiques que Charles Foster a explorées et exprimées si justement, mais qui vous ouvre à une altérité plus grande que tout langage humain.

« À quoi bon, quel intérêt ? » diront tous ceux pour qui le monde sauvage n’est qu’un lointain décor. « Ça sert à quoi, ton truc, à par tout ramener à des mustélidés ? » – Sur le court terme, en société, ça ne sert pas tant que ça, pas à briller en tout cas, ça ne rapporte rien (beaucoup d’échanges tout de même avec toutes sortes de gens à qui, sans le blaireau, je n’aurais jamais adressé la parole). Mais à long terme ça contribue je crois à laisser entrouverte la possibilité de vivre la seule vie humaine durablement possible, celle qui se sait liée à la trame des autres vies. Une « nouvelle alliance », c’est un peu biblique comme vocabulaire, mais d’accord, je veux bien.

C’est ainsi que l’on s’inscrit, aussi, dans la durée.

22/08/25

 

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