Terreurs dans la forêt
Passé dix heures je repars marcher dans la nuit tiède. La lune, presque pleine, se lève sur les crêtes, et je n’ai pas besoin de lampe pour suivre à travers prés mon ombre projetée. Mais qu’est-ce que c’est qui brille dans l’herbe à la lueur lunaire ? De la rosée, à cette heure ? J’allume la frontale et découvre que le sol est parcouru par des dizaines de limaces noires, orange, grises tachetées, du plus bel effet… Le blaireau en moi cependant s’en détourne. Même si c’est de la nourriture et qu’en cette nouvelle période de surchauffe rien n’est à négliger, ce n’est pas très bon à manger, une limace, ça ne vaut pas un de ces bons gros Lumbricus terrestris, certains atteignent trente centimètres et creusent leurs terriers jusqu’à un mètre de profondeur, dont Hans Kruuk note que, d’après un article publié dans Nature, la composition chimique « ne diffère pas sensiblement de celle d’un bœuf de première qualité », et dont Charles Foster estime que « c’est l’aliment local par excellence » : « Les vers du Chablis ont une touche minérale longue en bouche, ceux de Picardie un odeur de moisi, un goût d’éclats de bois pourri (…), [ceux du] Kent sont frais et sans complication…. » (ce passage célèbre, d’une cocasserie savante que ne renierait pas Nicolas Bouvier, mérite à lui seul la lecture de l’ouvrage).
Je ne m’attarde pas, et je ne cherche pas non plus à les goûter, préférant sur ce point comme sur bien d’autres m’en tenir aux savants travaux menés sur la question : selon une étude de 1992 dont Emmanuel Do Linh San rapporte les résultats, des individus captifs soumis à des choix gustatifs ont montré que les blaireaux préfèrent, par ordre décroissant, les vers de terre et les grenouilles, le maïs, les pommes et, très loin derrière, les glands.
Mon but, cette nuit, est de tenter d’en savoir un peu plus sur le parcours nocturne de mes blaireaux « perdus », et comme je ne dispose d’aucun des moyens de traque fort heureusement réservés aux scientifiques (colliers GPS, marquage luminescent, toutes choses qu’on ne trouve pas encore en vente libre sur Internet – encore que j’aie pu constater qu’il était possible de commander en gros les granules en plastique coloré à glisser dans des appâts dont Kruuk et son équipe se sont servis pour délimiter les territoires, on imagine la dispersion de particules de plastique…), je ne peux le faire qu’en allant rôder dans les endroits où se trouve la nourriture qu’ils aiment : les pommiers, pruniers, ronciers couverts de fruits, mais aussi la combe que le ruisseau maintient humide, où l’herbe broutée ne dépasse pas cinq centimètres, et où quelques lombrics sont peut-être susceptibles de venir gratouiller la surface de leurs poils.
Le parcours que fait le blaireau chaque nuit varie en effet un peu au gré de la disponibilité en nourriture. En principe, un été sec signifie une dure période d’abstinence de chair de lombrics. En réalité, c’est plus compliqué. Parmi les dizaines d’espèces recensées en Europe (environ 150 en France), Lumbricus terrestris et Lumbricus rubellus constituent la base de la nourriture du blaireau, car ces deux-là sont les seules à venir en grand nombre chercher leur nourriture à la surface des prés pâturés et des bois de feuillus ; mais ils ne font que la nuit (dans la logique d’Hans Kruuk, qui a surestimé l’importance des lombrics, le fait que Meles meles soit si strictement nocturne pourrait être considéré comme une adaptation au comportement des vers), par beau temps, un ou plusieurs jours après la pluie, « et lorsque les bonnes plantes sont disponibles » : Hans Kruuk parle alors joliment de « nuit des vers », « worm night », « a somewhat arbitrary description of the kind of night when worms would be on the surface, that is a temperature never below 2°C and a rainfall of at least 2mm over the preceding 3 days » (« une description un peu arbitraire d’un type de nuit où les vers viendraient en surface, à savoir une nuit où la température n’est jamais inférieure à 2°C et où il y a eu des précipitations d’au moins 2mm au cours des trois jours précédents »).
Ce n’est pas du tout le cas cette nuit, que je qualifierais plutôt de « nuit à limaces », me dis-je en slalomant prudemment entre elles (je ne veux pas les écraser, et je suppose que cette sortie nocturne pour tenter de profiter de la très relative fraîcheur et de la non moins relative humidité, leur est vitale). Mais Hans Kruuk précise encore d’une part qu’en Italie, il a « trouvé des blaireaux qui mangeaient des vers en été », et que d’autre part « même lorsqu’il n’y a pas eu de pluie depuis un certain temps, les vers peuvent encore sortir tant qu’il y a une bonne rosée. Cette dernière possibilité signifie qu’il existe souvent des endroits, des champs ou des parcelles de bois, où de nombreux vers sont à la surface pendant des nuits où les champs voisins sont dépourvus de tels signes de vie, car la rosée est souvent très localisée. » Or, j’ai remarqué que l’évaporation de l’eau du torrent dépose dès le soir dans le pré que traverse le sentier des blaireaux une humidité comparable à la rosée, d’où mon envie d’aller chercher par là. (Kruuk et son équipe ont par ailleurs utilisé un ingénieux système pour déterminer le nombre de vers présents, en délimitant des parcelles imbibées de formol dilué pour faire remonter les vers – « Nous avons dû effectuer environ un millier d’échantillons de ce type, ce qui représente plus de 60 heures passées à observer les vers remonter à la surface » – mais, dieu merci, je ne dispose pas de formol !)
Un détour par le verger – pommes sûres et prunes fermentées – n’ayant rien donné, je m’apprête à rejoindre la combe quand le faisceau de la frontale que j’ai dû rallumer dans la descente fait apparaître dans le champ d’en face une paire d’yeux. Je fais alors quelque chose que je n’aime pas faire, qui me met mal à l’aise, mais que je justifie par mon envie de savoir : je braque le faisceau en direction des yeux. Après tout, me dis-je, Hans Kruuk l’avoue lui-même, toute étude occasionne forcément un peu de dérangement… (Je pourrais, je devrais me contenter de ce que disent les livres, car au fond je sais grosso modo ce que font les blaireaux la nuit – mais je ne sais pas ce que font mes blaireaux précisément, par où ils passent, ni bien sûr où se trouve leur terrier actuel , s’il existe.) Je braque donc ma lampe sur les yeux, je prends mes jumelles et j’avance jusqu’à ce que l’identification soit possible, ce qui se fait assez vite car les grandes oreilles du renard ébloui sont une signature bien lisible. Pardon, goupil, je te laisse tranquille…
En retournant du côté des ronciers voici un deuxième, puis un troisième renard. Un chevreuil et deux chevrettes sont couchés dans l’herbe. Un quatrième individu broute parmi les vaches. J’en profite pour relever le piège photographique disposé sur le « sentier des blaireaux » : seul un renard est passé, c’est décidément une « nuit à renards », à chevreuils, et à chouettes aussi car deux hulottes depuis le bois s’égosillent en écho. Dans le noir je retrouve la carte mémoire que j’avais égarée avant-hier, où figuraient les dernières images à peine entrevues sur l’écran de la caméra du passage des blaireaux. Images perdues à jamais : la carte a été totalement mastiquée, sans doute est-ce la vengeance des blaireaux fatigués d’être filmés…
Cette fois, je suis la sente qui file vers le ruisseau. Je traverse le décor en noir et blanc argenté de ce film nullement muet, puisque des centaines de grillons chantent à tue-tête (je rappelle que les blaireaux ne sont pas censés en manger, les orthoptères n’étant qu’un complément pour les temps de disette : trop de chitine, pas assez à manger…). Après avoir franchi le filet d’eau je rejoins la clairière entourée de ronces où je suis passé avant-hier et je m’adosse au châtaignier. La présence inévitable de bogues nombreuses et douloureuses évite a priori toute velléité d’abandon bucolique, mais il faut se méfier de cette pleine lune qui inonde de lumière argentée les feuilles dentelées du châtaignier, car elle vous donne à bon compte la sensation d’avoir basculé dans un monde parallèle où tout serait plus intense, plus vaste, plus beau, et chargé de mystère…
Entendu d’ici le concert des grillons qui se mêle au gargouillis du torrent évoque la douceur d’une nuit tropicale sans moustiques ni moiteur, autant dire d’une rêverie. Je ferme les yeux. Tout s’apaise. Des chevreuils continuent de passer en lisière, visibles seulement sous les paupières fermées…
Soudain un flash d’une violence sidérante illumine la clairière, accompagné par un vacarme bien plus puissant que tout ce que peut produire la nature (sauf peut-être le tonnerre, une explosion volcanique, l’effondrement d’une falaise) : ce petit vallon idyllique qu’on aurait pu croire loin de tout, j’avais oublié qu’il était cerné par la route, sur laquelle un bolide déboule avant de disparaître dans un vrombissement rageur. Je constate que, devant la menace, je me suis replié sur moi-même comme si l’engin allait me percuter.
Du point de vue de la bête embusquée, une telle intrusion ne peut être qu’effrayante, le mal absolu, pire encore que la chasse… La preuve, en tout cas, est faite : il ne peut pas y avoir de terrier ici, et mon intuition initiale – celle d’un terrier caché plutôt sur l’autre versant – est probablement la bonne.
Je poursuis mon chemin et surveille un moment le pré aux vaches où se sont accumulées des bouses, car Hans Kruuk précise qu’« au milieu de l’été, les blaireaux peuvent également [viser] les espèces de vers de terre autres que Lumbricus terrestris. Ces espèces se rassemblent dans ou sous les bouses de vaches, surtout sous celles qui ont une ou deux semaines et qui ne sont pas encore complètement sèches. Les blaireaux les démolissent avec leurs longues griffes et creusent de petites fosses autour ou en dessous. Une bouse de vache peut contenir trente vers ou plus, mais la plupart d’entre eux sont très petits. » (“In the middle of summer, badgers might also use another technique of catching worms, aimed at species of earthworm other than Lumbricus terrestris. These species congregated in or under cowpats, especially under those that were one or two weeks old and not yet completely dry. The badgers would demolish them with their long claws and dig small pits around or under them.”)
Aucun blaireau cependant n’est occupé à démolir les bouses de vache, peut-être les miens ne lisent-ils pas l’anglais…
Finalement je rejoins le bois qui m’est le plus familier, au-dessus du Gelon, jusqu’à la cuve à demi enterrée que j’appelle le « château d’eau » mais qui n’a rien de ces hautes tours que l’on voit dans les régions plates puisqu’on peut s’y asseoir sans rien escalader. C’est un lieu stratégique au carrefour de plusieurs pistes animales, et un bon endroit pour se cacher et observer… Assis là, je retombe dans ma rêverie, savourant ce sentiment apaisant d’être à ma place dans ce monde nocturne, parmi les animaux, en ce lieu qui m’est devenu plus familier que les lieux les plus familiers de l’enfance depuis que je l’arpente en suivant ces blaireaux à l’égard desquels je me sens envahi d’une gratitude dépassant toutes les bornes du sentimentalisme le plus gâteux…
C’est là un sentiment précieux et fragile, et qu’il est si facile de perdre ! Il suffit d’une pensée idiote, d’un geste distrait, maladroit, déplacé, d’un « geste absent », dirait Dominique A – et tout bascule.
C’est ce qui s’est passé.
Une bête, une bête très grosse est arrivée par la piste du bas en faisant dans les feuilles un vacarme terrible, chevreuil, cerf, sanglier, peu importe, sans réfléchir et surtout sans attendre, comme il aurait fallu, que l’animal ait rejoint la lumière de la lisière, j’ai rallumé la frontale. Hélas !
J’ai entendu une sorte de sifflement rauque et bref, comme un raclement de gorge ou un chat effrayé qui crache devant une menace, et j’ai vu, face à moi, le blaireau stupéfait et qui, pris d’une panique pire que celle qui m’avait saisi dans la clairière près de la route, a immédiatement fait demi-tour et s’est enfui. Pensez donc : en ce lieu où il se sentait en sécurité et vaquait sans précaution à la recherche de nourriture, voici que surgit une voiture – disons, l’équivalent d’un phare de voiture, car cette frontale est puissante… Je l’ai vu détaler de toutes ses forces, soit un sprint qu’on peut estimer à trente kilomètres heure, et la caméra de la gueule 3 à cent mètres de là a capté ensuite son passage précipité car il ne s’est même pas arrêté au terrier où il aurait pu trouver refuge… Ah, oui, je voudrais que tous ceux qui disent du blaireau que c’est un lourdaud le voient courir ainsi !
Ou plutôt, non, je préférerais que personne ne voie cela, le blaireau terrifié qui s’enfuit dans la nuit, dont je n’aperçois presque aussitôt que la queue qui ondule et disparaît entre les troncs, sans même me laisser le temps de vérifier si l’arrière-train était bel et bien hérissé ainsi que le disent les livres. Ce qui est sûr, c’est qu’il a eu la frousse de sa vie, mon blaireau, comme si la route des humains aux maudites voitures s’était téléportée sur son chemin, et que c’est de ma faute.
Je rentre dans le noir en regardant à peine les chevreuils et le renard que je croise encore.
D’aucuns estiment qu’il vaut mieux un mauvais contact avec nos voisins animaux que pas de contact. C’est même en avançant ce genre d’idées que la sociologue de l’élevage Jocelyne Porcher refuse le végétarisme et le véganisme : ce serait « nier des cultures millénaires » et détruire « la relation avec les animaux construite depuis la domestication » – ce pourquoi elle promeut, si j’ose dire, l’élevage extensif et la mise en place de conditions d’abattage respectueuses du bien-être des bêtes (mais incompatibles avec l’exploitation industrielle qu’on en fait). D’accord, mais qu’en diraient les bêtes en question, de cette « relation » ? Qu’est-ce qu’elles en ont à faire de nos « cultures millénaires » fondées sur leur chair et leur peau ? Pour ma part, j’aurais plutôt tendance d’une part à me méfier de l’attachement qu’on peut avoir pour les traditions « millénaires », persuadé que le rapport au monde sauvage inédit auquel j’aspire ne se trouve absolument pas derrière mais devant nous, et d’autre part à penser que pas de relation vaut mieux qu’une relation toxique, unilatérale, dans laquelle seul l’humain trouve son compte.
Appliqué à ma situation : qu’est-ce qu’il en a à faire, mon blaireau (sans doute est-ce Courage à qui j’ai fait si peur…), de mes approches maladroites qui l’obligent à piquer un cent mètres au lieu de se nourrir ?
Cette fois, c’est décidé, j’arrête. J’arrête de jouer au naturaliste amateur, je me contente des livres.
Et puis, quand même, des pièges.
Et puis…
Par souci d’économie, et aussi parce qu’à l’époque j’observais chaque nuit facilement les blaireaux au terrier, j’avais rendu la petite caméra thermique que j’avais essayée et trouvée inutile ; eh bien, au diable l’avarice, j’en commande une nouvelle, meilleure, que j’essaierai bientôt…
08/08/25