Voir l’invisible
J’ai attendu le crépuscule avec la hâte que l’on peut éprouver quand, ayant pris se place depuis longtemps pour un concert vraiment espéré, on attend devant la salle que le spectacle commence…
Cette nuit encore, les conditions sont confortables pour l’observateur humains, et mauvaises pour l’animal qui cherche sa nourriture : l’herbe des champs n’est plus que foin, la nuit n’apporte aucune fraîcheur, et les lombrics ne sont pas près de remonter… Je pars pourtant, avec Clément qui s’occupe de l’IPad qui, couplé à la caméra thermique, permet d’observer sans se fatiguer les yeux (mais en diffusant une lueur regrettable qu’il faut camoufler). Nous voici, avec cet attirail, pareil aux explorateurs de Star Trek, les yeux braqués sur leur tricordeur (pour le lecteur qui ne serait pas amateur de Star Trek, je précise que le tricordeur standard « est un appareil polyvalent utilisé principalement pour repérer des zones inconnues, effectuer un examen détaillé des êtres vivants et enregistrer et réviser des données techniques ».
L’impression d’évoluer dans un décor de science-fiction est d’autant plus vrai que le paysage, vu comme en négatif, avec des touches de blanc éclatant sur la route, les pierres et les maisons qui ont bien chauffé, et carrément argenté quand il s’agit de chaleur animale, parait surnaturel. Un champ banal peuplé par un troupeau de vaches avachies devient une féerie.
On repère un renard qui trottine entre les bovins, un chevreuil qui ne s’attarde pas, puis on s’installe en lisière, adossé au château d’eau, pour surveiller à la fois le ravin, la forêt et les prés, avec la caméra thermique posée sur un trépied. Comme la lune n’est pas encore levée on n’y voit goutte, si ce n’est sur l’écran qui ne fait pas écran mais rend visible l’invisible.
Sans décrocher des sensations nocturnes on se promène mentalement dans ces galeries d’estampes en noir et blanc où les silhouettes des arbres font par paréidolie apparaître des visages, des mâchoires, un museau de blaireau, une silhouette d’ours ! L’affichage en couleurs chaudes transforme la même image en abstraction, ce pourrait être aussi bien des globules rouges observés au microscope, de la lave, une éruption solaire… Mais il vaut mieux utiliser la fonction « observation d’oiseau », qui ne force pas les contrastes et laisse voir le paysage dans un dégradé de gris et les animaux seuls en blanc vif.
Voici de nouveau le renard qui passe derrière le campement des vaches irradiées, non loin des habitations en feu. Puis soudain, un grand bruit qui ne ferait aucun doute – les sangliers – si je ne m’étais avant-hier laissé surprendre par l’arrivée du blaireau. Laissant l’IPad je m’empare de la caméra, dont les quatre boutons ne permettent aucune fausse manœuvre – si ce n’est de l’éteindre. Ce que je fais.
Le temps de rallumer, les sangliers sont là, à quelques mètres à peine. Comme nous sommes face au vent (tiède et mou) et qu’ils sont occupés à fouiller le sol de leurs gros groins en avançant au pas comme le font les blaireaux, ils ne perçoivent pas notre présence, pourtant si proche. Cela fait de drôles de sangliers avec un trou blanc au niveau du front, les pattes et l’arrière-train mouchetés d’étincelles, la queue et les sabots très noirs – animaux fantastiques ! C’est le monde sensoriel à l’envers : la technologie nous permet, à nous autres humains, de percevoir ce qu’eux-mêmes ne perçoivent pas, d’être près d’eux, en leur présence, sans qu’ils s’en doutent – on tremble en songeant que ce terrible outil est acheté d’abord par les chasseurs…
On regarde les sangliers passer, s’éloigner, revenir.
Comme la nuit avance et que les blaireaux ne se montrent pas, on remonte vers leur terrier sans allumer la frontale : je continue à regarder dans l’objectif et Clément, sur l’écran. Bien sûr, progresser ainsi est acrobatique, Clément tombe et l’on finit égarés à dix mètres du sentier, mais cela permet aussi de renouveler le regard sur ce parcours plus du tout familier, ce tronc d’arbre qui entrave la marche et semble un pont de cendre…
Cela permet aussi de voir les feux follets de ces trois martres qui courent sur le sol et dans l’arbre, et puis ce gros cochon couché que notre progression indiffère, quelques mulots pressés…
Les blaireaux ne se sont pas montrés, mais je sais à présent que je peux espérer les approcher et les suivre sans les déranger, ce que je tenterai les prochaines nuits.
10/08/25