Journal d’un méliphile, août 2025

 

Ghost buster

 

 

Comme le paysage de ma vallée, ma vie de méliphile a ses hauts et ses bas… En ce moment, ça ne va pas très fort, j’ai du crépuscule plein la tête et le jour me fatigue. Quand le soir tombe enfin je repars lentement, furtivement, à travers les prés et les bois, relevant au passage les cartes des caméras dont j’espère toujours qu’elles me donnent des indices. Me voici devenu plus que jamais chercheur de traces, traqueur d’ombres.

À propos d’ombres, la caméra dite du « sentier des blaireaux » en a capturé jusqu’à épuisement des piles : le contraste entre l’ombre du châtaignier et le pré ensoleillé a multiplié les déclenchements intempestifs, ce qui n’était encore jamais arrivé. Je laisse défiler la litanie de ces images inutiles pour parvenir enfin aux images de la nuit qui seules m’intéressent, et dont certaines ont été prises juste avant que j’arrive. Voici donc une renarde aux mamelles apparentes, puis une guirlande de sangliers et de marcassins qui passent et repassent sur le mal nommé « sentier des blaireaux », qui n’est en fait qu’une autoroute multispécifique. L’un des sangliers s’avance, la truffe au sol, offrant son profil droit à la caméra, puis ploie les pattes avant comme le ferait un chien pour jouer et se met à reculer en ouvrant trois fois la gueule : il est manifestement en train de chasser et de capturer des insectes, sans doute des grillons, mais cette façon d’aller à reculons m’évoque aussi le temps où j’observais le grand absent de mes images, quand il était occupé à rentrer du fourrage au terrier…

Le temps nocturne passe différemment, étiré, troué, démesuré. Avec meilleure chance et meilleure humeur j’en viendrais vite à user de mots pompeux comme « liberté », « éternité »… Tout de même j’apprécie cette certitude de ne croiser personne (ce qui est ici déjà très rare en journée) et de pouvoir faire ce que je veux sans me soucier d’aucun regard humain : m’embusquer, marcher à quatre pattes, marquer mon territoire, m’allonger dans l’herbe jusqu’à la somnolence en priant pour être réveillé par un passage de blaireaux… Pour l’heure, je me contente de rester étendu en jetant de temps à autre un œil dans le viseur de la thermique.

La vision de la tête incandescente d’un chevreuil spectral qui émerge à quelques mètres de moi et semble flotter au-dessus du champ, me tire de ma torpeur. Je me redresse et regarde l’animal humer le vent tiède, se retourner vers la lisière dans l’attente peut-être d’un congénère, puis regagner lentement le bois. Je ne veux pas qu’il me voit. Je veux être un fantôme, et chasseur de fantômes…

Fantôme, en fait, je le suis peut-être déjà devenu. Les deux autres caméras dont je relève les cartes n’ont enregistré aucune image, si ce n’est celles de mon passage furtif de la nuit dernière – et je me vois surgir dans le champ en tenue de jungle avec l’air égaré, les sourcils froncés, la concentration me donne un air mauvais et je n’aimerais pas me croiser ainsi dans les bois… Est-ce qu’il y a vraiment des blaireaux, d’ailleurs, dans ce bois ? N’ont-ils pas tous déménagé ? J’ai beau rester caché derrière le château d’eau jusqu’à me rendormir dans les feuilles, ils ne se montrent pas. Je patiente en regardant la lune, dont le disque à peine entamé illumine la montagne et les prés. J’observe les feux follets d’improbables martres, dont seuls les cris stridents résonnent depuis que les vaches se sont endormies et que les hulottes se sont tues.

Le temps s’étire. Ce n’est ni la liberté, ni l’éternité, mais tout de même – et même sans blaireaux – quel bonheur d’être là, d’être en vie, ombre parmi les ombres, fantôme dans ce monde de fantômes !

11/08/25

 

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