La Citadelle
J’ai si souvent vu mes projections les plus sensées aboutir à des fours que j’ai peine à croire que cette fois…
Cette fois, tout s’est passé comme je l’avais imaginé. J’ai suivi le champ de maïs soigneusement protégé par une clôture électrifiée très basse, puis j’ai repéré et suivi une trace qui filait droit dans l’herbe jusqu’à une lisière criblée de discrets carottages, j’ai continué à suivre à travers les ronces cette piste manifestement fréquentée par des familles entières de blaireaux, et je suis pour la première fois arrivé au pied de la Citadelle.
Vu d’en bas, c’est encore plus impressionnant. Mon terrier du Villard fait pâle figure, à côté de celui-ci. Ce qui frappe avant tout, c’est l’ampleur des terrassements opérés dans ce sol argileux, très meuble, mais rendu très dur, lisse et glissant par la sècheresse. On compte dans un même espace, sur plusieurs niveaux, cinq cônes de déblais autour de vastes gueules bien dégagées qui sont donc certainement occupées, même si je ne vois pas de latrines. J’ai repéré deux terriers périphériques près de la lisière, en montant, et il y en a probablement bien d’autres sur cette pente raide quadrillée de pistes.
Le lieu convient parfaitement à l’installation des blaireaux. D’abord, il s’agit d’une charmeraie (ou charmaie), c’est-à-dire le lieu du charme, de l’arbre, bien sûr (mêlé ici à quelques sycomores et à des buissons d’aubépines et de ronces desséchées), mais aussi de ce qui est au sens fort un enchantement, et au sens dérivé quelque chose de plaisant. Des arbres sont tombés, dont on voit les énormes mottes des racines échouées en contrebas, ce qui facilite le creusement de terriers. Ensuite, il est orienté plein ouest, ce qui garantit un bon ensoleillement (argument discutable par temps de canicule), non loin du ruisseau des Moulins, avec au pied de la colline un champ pâturé qui reste sans doute humide car nous sommes dans la partie basse de la commune, à un peu plus de 300 mètres, dans cette vallée autrefois marécageuse qui concentre aujourd’hui habitations et routes. Derrière la bande bitumée d’une petite route peu fréquentée, mais dont la ligne droite augmente les risques d’écrasement, on trouve des habitations humaines ainsi que de beaux champs de maïs alléchants… mais interdits : pour atteindre ceux qui ne sont pas protégés, il faut aller plus loin et traverser la grand route qui, elle, est très passante, et où les écrasements sont nombreux (des clôtures de protection pourraient aisément les limiter et il faudrait mettre en place des passages pour la faune…).
Les habitants de la Citadelle sont sans doute nombreux (il me tarde de le savoir), et habitués à l’homme aussi, puisque les premières maisons sont à cent mètres en face du terrier, d’où l’on entend des bruits de piscine, des rires d’enfants, un âne qui s’égosille, un chien qui aboie, des bruits de voitures et le clocher qui sonne vingt heures (je suis installé depuis une heure déjà). Je me dis que les blaireaux de ce terrier devraient se montrer moins tâtillons si d’aventure je froisse une feuille en m’agitant : dans sa bible méliphile Le blaireau d’Eurasie, Emmanuel Do Linh San dit que « les blaireaux occupant des terriers proches de routes très fréquentées, d’habitations ou de fermes sortent plus tardivement, mais prêtent beaucoup moins d’attention à leur environnement auditif » – ce qu’il a vérifié un jour en poussant « à titre expérimental, et à pleine voix, le fameux cri de Tarzan sans déclencher la moindre réaction de l’animal qu’[il] observait ».
Il est peu probable que j’éprouve le besoin irrépressible de pousser le cri de Tarzan, mais bouger une jambe, en revanche…
Suivant sagement les consignes de maître Do Linh San (« De l’art de réaliser un affût »), j’ai repéré les lieux ce matin et je suis arrivé deux heures avant le coucher du soleil (que la présence de la montagne avance d’une bonne heure). J’ai commis une erreur, rendue inévitable par ma décision d’installer une caméra devant l’une des gueules que je ne pourrai pas observer : je suis passé devant les gueules, ce qui d’après Do Linh San risque de « réduire à néant [mes] chances de voir l’animal » puisque j’ai laissé mon odeur. Or, les blaireaux de la Citadelle ne la connaissent pas, mon odeur, et j’ai pu vérifier que si les blaireaux du Villard ne réagissaient plus à mes passages, du temps où ils habitaient le terrier, ils venaient en revanche renifler toutes les traces laissées par des bipèdes inconnus et s’abstenaient de sortir à cet endroit pendant quelques heures après leur passage.
Un autre problème plus grave encore est celui du vent qui, à l’heure où je suis arrivé, soufflait « catabatiquement », du haut vers le bas, m’interdisant de me placer au-dessus du terrier. Que faire ? Par en dessous, on ne voit rien à cause des cônes de déblais, j’ai eu le même problème avec mon terrier du Villard ; et puis, à la nuit tombée le vent risque de tourner. J’ai choisi de me mettre à même hauteur sur la gauche du terrier. J’ai placé la caméra thermique face aux gueules les plus proches, sur un trépied, et je peux rester à couvert avec l’IPad dans un pli du terrain que j’ai débarrassé des feuilles mortes pour ne pas faire de bruit, et qui est assez plat pour que je ne glisse pas. « S’installer confortablement est une règle d’or, car des mouvements d’aisance répétés produisent inévitablement du bruit. » La tente d’affût est inutile pour les blaireaux, mais je me suis par ailleurs procuré auprès de la LPO un siège muni de poches silencieuses, ce qui est bien utile pour éviter le cri déchirant d’une fermeture éclair…
Ainsi je suis assis dans cette charmeraie, en retrait de l’humanité, occupant une sorte d’avant-poste méliphique. Nous ne sommes qu’à six kilomètres à vol de blaireau du terrier du Villard, et les échanges ponctuels entre voisins sont d’autant plus probables qu’on peut les parcourir quasiment sans sortir de la forêt qui s’arrête ici, en cette frontière basse de la commune où le monde urbain commence et où s’achève celui des blaireaux auquel, géographiquement parlant, j’appartiens !
Je prends ce soir mon poste de garde, et griffonne ces notes pour patienter. Le vent chaud sèche mon front. Le département voisin de l’Isère sera en alerte rouge « canicule » demain, la Savoie reste dans l’orange pour quelques jours encore. D’où je suis je devrais être à peu près invisible, inodore je l’espère. Les blaireaux peuvent sortir… Je sens qu’ils s’impatientent! Ils ont hâte de fuir la chaleur du terrier pour aller manger et boire enfin, partir pour une longue nuit de quête, puisque les nuits d’été chaudes et sèches sont celles où les blaireaux parcourent les plus longues distances…
Les rumeurs s’apaisent, le soleil disparait derrière la crête et la silhouette de la Tour Montmayeur se découpe sur fond de ciel très blanc. Brise légère, bruit dans les feuilles, l’instant est solennel. Je me prépare spirituellement à leur venue. J’inspire, j’expire, j’écarquille les yeux. Aujourd’hui je ne veux pas capturer d’images, donner à voir ou montrer que j’ai vu, non, je veux juste voir. Moi qui me disais si fort attaché à mon trio de blaireaux en fuite, me voici fou de joie à l’idée d’en rencontrer d’autres, inconnus à cette heure, mais plus pour très longtemps car la lumière décline et la sittelle s’est tue…
20h50, du bruit dans les feuilles juste au-dessus de moi : c’est un jeune renard qui survient, s’arrête, me regarde avec l’air étonné, puis passe son chemin sans presser le pas. Une voiture déboule musique à fond sur la petite route en contrebas. On entend les basses décroître. Je me tapis. J’attends.
Un étrange ronronnement semble sortir du sol limoneux mais je ne vois aucun insecte et finis par comprendre qu’il s’agit du grésillement des fils électriques qui passent au-dessus de la charmeraie, et qu’on entend quand les bruits du jour diminuent. J’attends.
J’attends, et rien ne vient. Les formes et les sons s’estompent, remplacés par rien.
Soudain j’entends ou je rêve un cliquetis familier, et je m’attends à voir surgir dans la pénombre grandissante une silhouette de blaireautin – mais le tricordeur qui, lui, ne rêve pas, ne décèle aucune présence de vie.
22h20, vacarme dans les feuilles : c’est le renard qui repasse, qui me regarde, que je ne vois dans la nuit très noire à présent (car la lune n’apparait pas encore) qu’au travers de la caméra thermique, et dont je devine qu’il ne s’étonne plus mais qu’il se gausse. J’attends quand même. Mais il y a un problème : depuis que le soleil s’est couché, le vent a tourné puis s’est inversé, réduisant encore un peu plus mes chances de ne pas être repéré…
23h10, une chouette hulotte au chant très pur déploie ses vocalises. Des mulots jouent les lucioles dans le ciel noir de la forêt.
Minuit et demi. Rien ne bouge, rien n’a bougé, vraiment, alors, je bouge, je me relève, très engourdi… et me prends les pieds dans le trépied qui tombe et envoie valser dans les feuilles la caméra qui clignote en vert clair comme un gros ver luisant. Je ramasse et replie mes bagages après ce vacarme qui aurait fait fuir tous les blaireaux s’ils ne l’avaient déjà fait, c’est évident, depuis longtemps, en passant probablement par l’une des innombrables gueules de cette Citadelle qui m’échappe.
Un four !
Bizarrement, le piège photographique n’a enregistré aucune image, je décide donc de la laisser en place pour en savoir un peu plus lors du prochain affût, et me retire aussi silencieusement que possible.
On recommencera demain…
12/08/25