Aux sensibles (1) – Des yeux partout (2) – Le terrassier de la nuit (3) – Le sentier des chamois (4) – D’un blaireau-garou masqué (5) – Déboires d’un méliphile (6) – Parler dans le brouillard (7) – Quelques blaireaux en couvertures (8) – Les rôdeurs de nuit (9) – Un blaireau, un seul (10) – Les énigmes du crâne (11) – Entre mustélidés (12) – Pour les rêves et le souper (13) – L’espoir est permis (14) – L’espoir se confirme (15) – Encore un crâne (16) – Sur le plateau de tournage de mes incertitudes (17) – Bibliographie (18).
Aux sensibles
La pluie tombe interminablement sur les terriers déserts. Il y a des lombrics dans les prés et des fruits à foison, désormais, pourquoi les blaireaux ne reviennent-ils pas ? Que sont devenus Vara, Prudence et Courage, sans compter Cheg perdu de vue depuis plusieurs mois ? Pourquoi ces retours trop rapides de Courage seul à sa gueule natale ? Est-ce que de temps en temps une odeur, une trace de griffure sur le tronc de leurs jeux d’enfance, éveille dans sa mémoire de Meles mélancolique le souvenir du trio familial qu’ils formaient encore il n’y a pas si longtemps ? Est-ce que j’ai le droit de poser des questions pareilles, qui n’ont probablement pas grand sens du point de vue des blaireaux, moi qui tourne maintenant devant les deux chambres vides de mon propre terrier, occupées dix-sept et quinze années durant, et cet été encore ? Si j’avoue que la vision du terrier déserté des blaireaux me fait pleurer sous la pluie, on s’égare dans ce sentimentalisme anthropocentrique, n’est-ce pas ?
Pourtant, est-ce que ce n’est pas eux qui ont raison, les documentaristes, qui mêlent sans vergogne les émotions humaines et les vies animales ? Dans celui que je regardais hier soir, trois épisodes consacrés aux hérissons en Grande-Bretagne, avec entre autres l’intervention du guitariste de Queen Brian May (qui n’a pas mis sa notoriété au service seulement des blaireaux mais aussi des hérissons et de toute la faune menacée du pays), on voit toutes sortes de gens ordinaires qui consacrent leur vie à sauver des bêtes en détresse, comme d’autres consacrent la leur aux congénères de notre espèce — mettre la compassion dans des cases pour la hiérarchiser n’a pas grand sens, ce sont les parcours individuels qui font que l’on se spécialise de telle ou telle manière, dans telle ou telle espèce, ce qui est d’ailleurs aussi un gage d’efficacité car les compétences nécessaires ne sont pas identiques.
J’ai souvent été agacé par la mièvrerie de ces documentaires. Il me semble qu’on doit pouvoir exprimer sa biophilie sans gâtisme affecté, ni cette sorte de confusion qui fait appeler « mon bébé » un blaireautin hirsute ou un hérisson nouveau-né. C’est peut-être là une position dictée par les accusations portées contre les défenseurs de la nature qu’on taxe d’ignorer candidement tout ce qu’il peut y avoir de violent et de rude dans la nature. À y regarder de plus près, ma position est en outre assez hypocrite et peut-être stupide. Elle est hypocrite, parce qu’elle vient de quelqu’un qui a senti son cœur fondre devant les blaireautins et qui confond quotidiennement dans la même expression « mon chaton » ses trois chats, ses deux chiens et ses deux grands garçons ; elle est sans doute stupide parce que ces gens qui ne craignent pas d’assumer ce qu’a de maternel ou de paternel l’élan qui les pousse à venir en aide aux bêtes en détresse, ne font que suivre un instinct interspécifique.
« J’imagine les tortues, si vulnérables devant tous ces dangers, et je ressens l’angoisse d’un père qui voit son enfant naître dans un monde troublé », écrit David Grémillet dans Les discrètes ; et puis, en marge d’un carnet de notes où il consigne les blessures épouvantables infligées à une tortue par un filet dérivant et une collision : « J’ai envie de pleurer ». Et c’est le lecteur qui pleure quand il lit plus loin ce passage, sans doute le plus poignant du livre, dans lequel l’auteur relate la façon dont les scientifiques viennent en aide à une tortue amputée d’une nageoire :
Elle tentait quand même de creuser un nid ; ça fonctionnait avec sa nageoire postérieure restante, mais de l’autre côté, elle agitait seulement un moignon. Alors, à chaque mouvement du moignon, on a sorti une poignée de sable du trou. Ça demandait un coup de main bien spécifique, Stumpy est très pointilleuse : si on ne creuse pas un nid piriforme, parfaitement lisse pour accueillir ses œufs, elle change d’endroit et recommence.
Il est permis dorénavant aux scientifiques de ne plus feindre la distance et de travailler main dans la patte, ou la nageoire, avec ce qui n’est pas, ce qui n’aurait jamais dû être, son « objet d’étude » – car même du strict point de vue de l’acquisition des connaissances, ils ont été trop longtemps « aveuglés par leur manque d’empathie vis-à-vis des animaux, qui n’étaient pour eux que des mécaniques dénuées de sensibilité », souligne encore David Grémillet.
Aider efficacement suppose ainsi d’user non seulement de son savoir mais de la sensibilité et de l’empathie que nous avons en partage avec nombre de non-humains. Tous ne la partagent pas, et tous les individus humains non plus, c’est évident ; mais cela fait quelques décennies – au moins depuis la parution de L’entraide, un facteur de l’évolution du penseur anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921) – qu’on a réévalué son ampleur : l’évolution même ne repose pas seulement sur la compétition, le combat, « manger ou être mangé » et tout ce qui s’en suit.
On a documenté ces derniers temps un renforcement de la protection qu’offrent les baleines aux autres mammifères marins contre les attaques d’orques (ce qui devrait d’ailleurs amener ces dernières à faire évoluer leurs techniques de chasse). Il est possible que ce soit là une stratégie ayant pour finalité inconsciente d’affaiblir ces prédatrices de baleineaux en leur compliquant l’accès à la nourriture ; il est probable que les baleines ne fassent qu’obéir au même instinct qui fait plonger le moins courageux de tous les bipèdes dans l’eau froide pour sauver un enfant qui se noie, ou qui a conduit les habitants d’un village en Chine non à manger mais à secourir les chats enfermés dans les cages du camion qui les amenait à l’abattoir et qui s’était renversé (la source de cette anecdote censée illustrer la bonté naturelle de l’homme s’est perdue dans un terrier périphérique de ma mémoire…).
Les héros biophiles ont du cœur, dans tous les sens du terme. Ils ne détournent pas les yeux de la réalité, eux qui dans le documentaire sur les hérissons regardent sans ciller, quoiqu’un peu retournés, l’amputation de l’animal et toute cette souffrance dont nous sommes responsables, là où les sans-cœurs se réfugient dans le déni d’idées protectrices et des phrases toutes faites, « ce ne sont que des bêtes ». Il convient d’assumer notre capacité à nous identifier aux autres animaux, à souffrir de leur souffrance, ce qui est sain et normal et même, porteur d’espoir, là où l’indifférence goguenarde des tortionnaires donne froid dans le dos. Ce que l’on fait aux bêtes, on est capable de le faire aux hommes.
Je sais, j’enfonce des portes ouvertes, pour en arriver là : ce journal d’un méliphile en quête de ses blaireaux perdus parle aussi en filigrane d’un hypersensible désemparé par le départ (prévisible, préparé, heureux) de ses enfants, et dans l’esprit duquel se confondent les images des chambres vides et du terrier déserté.
Tout l’art du haïku est fondé sur cette continuité des vies. Quand le poète japonais écrit : « Tout un long jour, mais jamais assez long pour l’oiseau chantant, chantant… », il dit ce sentiment poignant du vieil homme ou de la vieille femme pas rassasiés de vivre, et peut-être le sentiment de tout être vivant qui sent sa fin se rapprocher. On le lit dans les yeux de nos chiens et de nos chats mourants, qu’ils ne comprennent pas, et voudraient bien continuer comme avant. Moi, ce n’est pas la mort (dont la perspective, soit dit en passant, n’en finit pas de me remplir d’un mélange de terreur et d’incrédulité), juste ce vide dans la maison qui me pousse à la quitter pour venir paisiblement pleurer au terrier.
Les idées, les images, les souvenirs se bousculent. Je songe à ce poème inuit dans lequel un chasseur renonce à harponner un phoque parce qu’il jouissait du soleil ce jour-là, sur la banquise, « tout comme lui ». Savoir que nous les partageons avec tant d’autres êtres vivants donne de l’espace à nos fragilités. Cela nous aide dans une certaine mesure à les accepter, à dénouer certains nœuds dans la gorge et le cœur. Ce sont des sentiments qui agrandissent notre humanité. En vérité, tous ces sauveurs de blaireaux, de hérisson, de renards, de tortues, de bêtes ou d’humains en péril, sont ce qu’il y a de plus beau dans notre humanimalité commune. Bien sûr qu’ils ont tous des histoires intimes qui expliquent leurs fêlures (car il faut être un peu fêlé tout de même pour veiller toutes les nuits les bêtes blessées que d’autres ont écrasées sans y prêter attention). Peu importe le détail de ces parcours, le fait est qu’ils ont été capables d’en faire une force d’entraide, alors : chapeau bas aux sensibles.
02/09/25