Les énigmes du crâne
I.
Il y a parfois, dans la vie du scripteur-méliphile comme dans toute vie, des moments qui bouleversent, renversent, retournent, débordent, changent le cours du temps et du texte, et qu’il faut s’empresser de consigner par écrit pour s’en souvenir longtemps : ainsi, donc, de ce 18-Septembre.
Tout commence par des travaux banals de bricolage naturaliste. La première partie de ce jeudi (où, par chance, je ne travaille au collège que l’après-midi), est consacrée à façonner un nouveau cache de camouflage pour piège photographique. L’opération demande de la colle chaude, des bandes de résine, de la peinture noire, des ciseaux pointus, beaucoup de mousse, un peu d’habileté et pas mal de patience. Elle aboutit à ce que je considère à ce jour comme mon chef-d’œuvre, on croirait un masque amérindien de la tribu hollywoodienne des Invisibles…
Pendant que le dit chef-d’œuvre (qui empeste la colle et la peinture) sèche sur la terrasse, je file à travers les prés et les bois en compagnie des chiens, ravis de l’escapade. Après quelques détours du côté des cèpes (l’année est faste), nous parvenons au pied du grand terrier abandonné, que je n’approche jamais lorsque les chiens sont avec moi. Il y a là une sorte d’abri sous souche devant lequel je ressens toujours l’envie de me lover, ainsi que les chevreuils ne se privent manifestement pas de faire… J’inspecte machinalement le sol alentour et l’objet aussitôt me saute aux yeux, réveillant en moi l’avidité du charognard avant de susciter l’effroi du méliphile – ainsi que le regret de m’être si facilement moqué des documentaires que j’accusais de mises en scène lorsqu’ils montraient (un peu systématiquement il est vrai) ce que j’ai sous les yeux : un crâne de blaireau qui gît en contrebas du terrier.
La joie de la trouvaille laisse place à l’inquiétude et à l’étude. Ce crâne, qui mesure 12.5cm de longueur (contre 14cm pour le crâne du mâle adulte qui orne ma bibliothèque) et dont la mandibule inférieure manque, est celui d’un blaireautin âgé de plusieurs mois : les dents ne sont pas usées, la mandibule inférieure n’avait peut-être pas fini de se souder à la partie supérieure, mais la crête sommitale est déjà parfaitement formée – ce qui évoque plutôt un jeune mâle, car la crête protectrice se forme plus tôt que chez la femelle.
À quel âge cette crête sommitale des blaireautins mâle et femelle est-elle achevée, et la partie inférieure de la mâchoire soudée ? (Si un spécialiste me lit, qu’il n’hésite pas à me répondre !)
Se pourrait-il que je tienne dans ma main ce qui reste de Prudence, que je n’ai plus revue depuis si longtemps et dont je n’ai jamais pu connaître avec certitude le sexe ? (Là, je sais, personne ne peut répondre…)
Je cherche fébrilement d’autres traces du drame, mais je n’en trouve aucune. Le crâne, couleur terre plutôt que couleur os, est manifestement resté longtemps à l’intérieur du terrier, d’où il a été excavé par un prédateur ou, plus vraisemblablement, par un congénère venu faire le ménage dans le terrier du haut dont il a dû expulser avec la vigueur habituelle tous les débris qui l’encombraient.
Ce signe de mort n’est-il pas, dans ce cas, un signe de vie ? Je regarde aux jumelles les gueules du terrier principal, devant lesquelles je ne décèle aucune trace de récents travaux de déblaiement. Rimski et Nouchka se sont couchés et patientent en se faisant les dents sur un bout de bois. Je ne veux pas m’approcher tant qu’ils sont avec moi et consulte donc à distance la carte de la caméra restée braquée sur la gueule 03.
Je constate aussitôt que les piles ont été vidées et que la carte a enregistré un grand nombre de prises de vue. Sur l’une d’entre elles (une seule, capturée ce matin à 5h34), on voit un blaireau de taille adulte qui, à en juger par la queue, me semble être Courage, passer en trombe, puis remonter, flairer l’entrée – entrer, je ne sais pas, le film s’arrête à l’instant où il semble le faire. Sur toutes les autres, c’est un trio de loirs qui virevolte autour du terrier, y pénétrant à plusieurs reprises : ainsi profitent-ils de la place restée vacante pour préparer leur future hibernation. Le spectacle de leurs acrobaties m’enchante, mais les énigmes de ce crâne quand même pas tombé du ciel et des retours intermittents et précipités de Courage m’exaspère.
Pourquoi fait-il cela ? Où loge-t-il ? Pourquoi ce grand terrier reste-t-il déserté ? Ce gâchis déraisonnable montre d’ailleurs à quel point les blaireaux sont peu nombreux dans la vallée…
Je repars à la recherche de terriers périphériques qui m’auraient échappé. Je suis les sentes intermittentes et ratisse la partie la moins pentue du bois où je passe rarement à cause de la proximité d’une maison où est attaché un fox-terrier (ce que j’estime incompatible avec la présence des blaireaux), jusqu’à découvrir trois gueules nouvelles – l’une que j’avais oubliée et les deux autres, vraiment neuves. Nulle toile d’araignée et nul champignon n’en obstruent l’entrée, devant laquelle on ne voit pas non plus de restes de nourriture qui trahiraient la présence d’un renard. Le terrain caillouteux et sec ne permet pas de voir d’éventuelles empreintes mais il est peut-être possible après tout que mon blaireau ait trouvé refuge ici, ce qui expliquerait ses passages sporadiques sur le toboggan du grand terrier voisin, à moins de cinquante mètres…
Je rentre avec mon demi-crâne de blaireautin à la main, heureux de ces rebondissements et de ces perspectives. Je sens que quelque chose est en train de se passer.
Je n’ai pourtant encore rien vu.
II.
20h. À présent me voici occupé à installer à la lumière de la frontale le piège camouflé devant deux gueules du terrier périphérique n°3 (penser à mettre le plan à jour). L’air est encore si tiède que je ruisselle de sueur en recherchant partout la mousse et les écorces qui doivent parfaire ce camouflage destiné seulement à éviter que des humains malveillants ne volent ou détruisent la caméra que les bêtes, de toute façon, débusqueront bien vite. Dans ces moments qui sont comme volés à la banalité des jours, les pensées pèsent peu et les sens se réveillent : j’éteins la frontale et j’achève ma tâche au toucher, persuadé que le résultat n’en sera que meilleur – et puis, au lieu de rentrer comme il serait raisonnable de le faire, je repars marcher dans le bois. La forêt de nuit me grise et, comme naguère en Guyane où elle me fut une drogue, me fait oublier jusqu’au souci du lendemain. Je tourne en rond, chaloupe un peu, me griffe aux ronces, me râpe aux troncs, m’éblouit aux étoiles ; et puis l’envie me vient d’aller voir les loirs au terrier.
Il est 20h30. Je me rapproche tout doucement, vent de face, m’embusque derrière un buisson et me connecte à nouveau à distance pour regarder en direct et sans dérangement ce que la caméra enregistre…
Le blaireau. Un blaireau, mais lequel ? Courage, sans doute, me dis-je sur le moment, Courage devenu grand, pelage magnifique, corps long, gras et souple ; puis je m’avise que ce gros blaireau occupé à dégager à grandes giclées énergiques la terre et les feuilles du terrier fait montre d’une maîtrise qui évoque plutôt Vara, car effectuer en cadence comme le fait l’animal de petits bonds qui permettent de mieux projeter la terre demande de l’expérience. Se pourrait-il qu’il s’agisse d’un autre adulte, comme Cheg ? Il s’agit cependant du terrier de naissance des blaireautins, ce qui me semble faire pencher la balance de mes incertitudes du côté de Vara…
Vara, donc, entre, ressort, se redresse sur une branche (oh, cette belle attitude de la blairelle debout, ses longues griffes accrochées à la racine de l’arbre de sa naissance !), regarde à gauche, regarde à droite, hume la nuit, puis disparaît en direction de l’esplanade.
20h48, la voici de nouveau qui descend le toboggan, lance une patte avant au sol et, très soigneusement, ramène les feuilles à elle, en forme une boule qu’elle serre sous son ventre et remonte à reculons jusqu’à l’intérieur du terrier. Elle s’installe ! Cette fois, enfin, il n’y a pas de doute, c’est le soir espéré du grand retour ! C’en est fini du terrier vide, d’ailleurs il y a de la lumière aussi dans la chambre de Clément en ce soir de fermeture de l’internat à cause de la grève, c’en est fini de la tristesse des cartes, des chambres et des gueules vides ! Sans doute est-ce un cycle nouveau qui s’annonce – car comment croire qu’elle va rester seule dans ce trop grand terrier ? Courage et Prudence vont-ils revenir également, s’ils sont encore vivants ? Y aura-t-il de nouveau des blaireautins en avril ?
20h53, le travail de déblaiement se poursuit (c’est ainsi que le crâne que j’ai ramassé tout à l’heure s’est retrouvé en bas, aucun doute), dont je ne peux voir que ce que me montre la seule caméra disposée devant la gueule n°3 (demain j’en replacerai une deuxième sur l’esplanade).
22h16, Vara est installée au milieu du toboggan, bien dans le champ, ce qui permet d’admirer sa bonne santé et son pelage décidément sans accroc (contrairement à celui de Cheg à l’automne dernier, que je reconnaissais sans peine grâce à ses blessures). Son ventre distendu me confirme qu’il s’agit bien d’une femelle qui a eu des petits. Elle est occupée à se gratter nonchalamment lorsqu’apparaît, à 22h16’59’’ exactement, la tête couverte de terre d’un deuxième blaireau – qui est, cette fois, un de ses blaireautins ! Tous deux aussitôt se rejoignent, se font la bise et s’épouillent sur le perron du terrier en une de ces scènes de tendresse que je n’avais plus revues depuis longtemps. Vara redescend, Courage ou Prudence la rejoint, l’épouillage mutuel reprend qui montre à quel point Meles meles, décidément, n’est pas un animal solitaire.
L’identification des blaireaux cependant reste le grand problème : s’agit-il bien de Vara avec son blaireautin, plus fin de museau et de corps ? Peut-être découvrirai-je par la suite qu’il s’agit d’un couple – mais c’est la règle du journal que d’être écrit au jour le jour, sans ce recul qui permet si facilement de jouer au malin qui a tout compris d’avance au sens de l’histoire, au masque des blaireaux, à la marche du temps… La façon dont se déroule la dispersion des blaireaux reste si obscure : s’il s’agit bien de Vara restée seule avec un blaireautin, le deuxième est-il parti de son côté, ou bien mort ? Les prochaines semaines d’observation devraient permettre d’en savoir davantage.
Comme au printemps, Vara s’en va, Courage ( ?) le museau charbonneux remonte au terrier… puis fait demi-tour, et rejoint sa mère (marquant au passage de sa glande subcaudale le toboggan, j’irai renifler les feuilles demain pour connaître enfin l’odeur de mon clan et tiens, je m’y frotterai !).
Ils disparaissent, puis remontent ensemble en direction de l’esplanade.
L’envie me vient de les interpeler en familier que je suis, d’aller vers eux et de les prendre dans mes bras comme je le fais de mes chiens et mes chats ! Le moindre geste provoquerait bien sûr leur effroi et risquerait de compromettre leur réinstallation, aussi je me contente de m’éloigner le plus discrètement possible, et j’attends sagement d’avoir rejoint le champ pour, enfin, repartir en dansant sous le ciel étoilé.
19/09/25