Journal d’un méliphile, septembre 2025

 

L’espoir est permis

 

 

La pluie froide fait reluire les racines dénudées des épicéas et bondir sur le sol comme des insectes étranges les feuilles ressuscitées des châtaigniers. À six heures Vara rentre trempée, son corps épais au ventre tombant se tortille un peu dans la montée du toboggan puis elle s’arrête sur le perron, inspecte olfactivement l’entrée et disparaît dans l’étroit tunnel. Au même instant, je crois que c’est Courage qui traverse en sautillant l’esplanade, le museau charbonneux, filant rejoindre une autre gueule hors-champ.

Un peu avant vingt heures les voici qui ressortent, avec cette apaisante prévisibilité qui m’avait tant manqué. Courage d’abord déboule, suivi une heure plus tard par un deuxième blaireau dont quelques poils juste devant l’oreille droite ont été arrachés – blessure, ou plus vraisemblablement (car l’animal se gratte) parasites. Est-ce Vara ? L’individu semble plus fin, plus hésitant. Prudence ? Prudence, avant d’interpréter, je ne pourrai rien dire de certain tant que je n’aurai pas vu à l’image les trois blaireaux ensemble, et le désir que j’ai de voir recomposé le trio qui (sans doute parce que l’empreinte du trio que j’ai moi-même formé naguère avec mon père et ma mère reste marquée dans mon crâne) m’est si cher. Peu après ce sont deux blaireaux seulement qui remontent le toboggan.

Bientôt commence un intense travail de déblaiement de la gueule 3, effectué avec l’efficacité et la technicité de l’adulte ; puis Vara disparaît, jusqu’à ce que, vers trois heures du matin, elle remonte à nouveau le toboggan de sa démarche lourde.

J’ai laissé mon odeur près de la gueule 1, celle de l’esplanade, dont les blaireaux ne s’approchent qu’en reniflant partout et où ils ne pénètrent pas ; mais est-ce vraiment cela qui les gêne, alors que j’ai pris soin de ne jamais marcher aux abords de l’entrée ?  J’ai vu tantôt des mulots forestiers y pénétrer (je doute que cela puisse être considéré comme une gêne par les blaireaux) et surtout, au moins l’un des loirs qui occupent aussi le terrier : serait-ce leur présence qui suscite la méfiance de Vara ?

La réponse me vient lorsque, le lendemain, je constate que la gueule 1, devant laquelle j’avais prudemment disposé l’une des caméras, a été à son tour totalement dégagée : rien ne les dérangeait, si ce n’est une entrée obstruée. Je fouille rapidement les débris qui ont roulé en contrebas dans l’espoir de retrouver la mandibule inférieure du crâne de blaireautin, puis je m’empresse de rentrer admirer le travail de la nuit.

Il est neuf heures lorsque Vara commence à s’activer sur la gueule 3 pendant qu’un blaireautin à peine plus petit qu’elle et que je suppose être Courage non seulement ne l’aide pas, mais se met dans ses pattes et la gêne : j’ai vu la même scène lors du bref retour du trio dans la nuit du 28 juillet (dernière date où j’ai pu les voir tous ensemble). Puis la voici seule au travail sur la gueule 1. Elle commence par ratisser les feuilles avec ses longues griffes, puis creuse le toboggan que j’ai pu découvrir ce matin et qui lui facilite l’évacuation des déchets jusqu’à la pente. La terre, les morceaux de bois, les vieilles bogues, les feuilles, les cailloux voltigent – je guette toujours un fragment de squelette éventuel… Aux crépitements de l’averse se mêlent le raclement des griffes et le bruit des pierres qui dévalent à mesure que Vara recule jusqu’à l’extrême bord, sans tomber. La scène est belle, traversée parfois de bans de brume ou de tourbillons de pluie. La souplesse, la force et l’efficacité de la blairelle au travail auraient forcé l’admiration même de Buffon, s’il avait pu voir ce qu’il nous est désormais permis de voir…

Vers dix heures Vara retourne à la gueule 3 gratter encore un peu, puis redescend le toboggan principal.

Une heure plus tard, un autre blaireau arrive sur l’esplanade et découvre le travail accompli. Iel flaire et regarde, parcourt le nouveau toboggan, sans jamais esquisser le moindre geste pour gratter. Iel a une marque devant l’oreille droite. Repartant sous la pluie sans avoir pénétré à l’intérieur de la gueule 1, iel marque de sa glande subcaudale le sol de l’esplanade, inspecte de la même façon la gueule 3, puis remonte et disparait.

À minuit passé de vingt-huit minutes (j’ai l’impression d’être un enquêteur visionnant les images des caméras de télésurveillance afin de résoudre l’énigme de quelque crime), un blaireautin de taille adulte qui n’a pas de marque à l’oreille droite se livre au même manège sur l’esplanade. Ce deuxième membre des inspecteurs des travaux finis, je pense que c’est Courage, et Prudence avant lui (ou l’inverse). Courage non plus ne gratte pas mais renifle tout, effectuant à peu près le même parcours sans pénétrer dans la gueule 1, mais sans marquer.

Il est 6h30 lorsque réapparaît finalement la silhouette lourde de Vara, qui rejoint la gueule 3 pour un jour de repos mérité, et 6h45 lorsque Courage rentre à son tour dans la même gueule. Je les imagine tous deux, tous trois lovés dans leur chambre capitonnée de feuilles, pendant que la pluie tombe de plus belle. Le thermomètre de la caméra indique 2°C. Moi, je suis heureux. Si un seul blaireautin seulement a survécu, le renouvellement n’est même pas assuré ; si les deux sont en vie, l’espoir est permis.

25/09/25

 

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