Journal d’un méliphile, septembre 2025

 

Sur le plateau de tournage de mes incertitudes

 

 

Chaque matin, négligeant tout le reste sauf les chiens, je vais glaner puis tente de décrypter les images. Le va-et-vient entre observation et interprétation reprend, instable, épuisant, tant je suis conscient du risque que je cours de faire dire à ces images ce qu’elles ne disent pas, d’imposer donc à la réalité objective réitérée chaque nuit (il y a deux blaireaux à l’écran et sans doute au terrier) l’idée qui me plairait (il y en a trois), mais conscient également de la nécessité de poser sur elles un regard orienté par des questions.

Même des scientifiques expérimentés disposant d’importants moyens de recherche ont pu élaborer des théories auxquels ils ont cru mais qui n’étaient que partiellement vraies et qui ont occulté autant qu’éclairé la réalité, à l’instar de celles d’Hans Kruuk concernant le régime alimentaire et la territorialité du blaireau, dont il est allé jusqu’à faire un commensal du pâturage bovin. Pour ce qui me concerne, les angles morts restent cependant bien visibles : ils sont le cercle noir qui enserre le champ des caméras…

Pour faire un peu reculer ce cercle, je me suis mis en tête de rajouter des caméras, jusqu’à cinq cette nuit braquées autour du terrier dans toutes les directions : ce n’est plus un terrier, c’est un plateau de tournage… J’ai récupéré l’une de celles placées à Champ-Laurent, une seule suffira bien pour faire le compte des chamois, des sangliers, des cerfs et des martres qui passent en procession sur la sente et maintenir la surveillance pour le cas où un chat forestier, un loup, un lynx ou, bien mieux, un blaireau pointerait le bout de son museau. Je n’ai laissé pareillement qu’une seule caméra au terrier de La Citadelle, où j’ai revu le petit blaireau plein de tiques que j’ai nommé Tic-Tac ainsi qu’un plus gros qui est peut-être Stratelle, ma ratisseuse du mois dernier. Les observations effectuées sur cet autre terrier ne sont de toute façon qu’un contrepoint, un outil de comparaison pour voir par exemple si le nettoyage des différents terriers s’opère au même moment et de la même façon et s’il est partout précédé de l’excavation des restes de blaireaux morts à l’intérieur des galeries. Je ne veux pas me disperser. Je n’ai pas noué avec ces autres blaireaux les liens affectifs qui me relient à Vara et à ses blaireautins. Hier, en promenant les chiens, j’ai découvert qu’un autre terrier situé au-dessus de la maison vers le col du Champet a été nettoyé d’une façon qui laisse peu de doutes quant à la présence d’au moins un blaireau ; peut-être y mettrai-je plus tard une caméra, mais pour l’instant je me concentre sur mon terrier du Villard.

Cinq caméras, c’est beaucoup : je devrais avoir cinq fois plus d’images ! La réalité est toute autre. Seule celle que j’ai placée face au terrier natal en effet s’est déclenchée un grand nombre de fois, contre quatre déclenchements à peine pour celle de l’esplanade et aucune pour les trois autres censées me fournir des informations sur les endroits vers lesquels ils s’en vont et d’où ils reviennent (je ne compte pas les déclenchements provoqués par les mulots ou les loirs). J’ai tout de même de quoi me réjouir, avec un superbe moyen métrage d’une demi-heure.

D’abord Vara sort seule, à 20h, gratte un peu le sol, ramène quelques feuilles, hume, se gratte. Elle n’est pas grosse, ma blairelle, elle est obèse, ce qui est normal et salutaire en cette période pré-hivernale. Puis vers 21h30, un certain remue-ménage dans les feuilles la fait brièvement se cacher à l’intérieur du terrier. Un.e comparse apparaît, qui semble plus sombre et me rappelle Cheg, histoire de rajouter un peu de confusion. Je n’en peux plus. Je m’écrie que j’ai tout faux, que je n’y comprends rien… et repasse le film.

De tous ces doutes, les documentaristes ne font jamais état. Ils filment des individus distincts qu’ils présentent sans vergogne comme étant les mêmes, pour ne pas alourdir le scénario et perdre le spectateur sans doute, mais est-ce que cela ne revient pas à considérer les animaux qu’ils filment comme des êtres interchangeables, au bout du compte ? Faut-il, pour le confort du spectateur ou du lecteur, simplifier de cette façon, gommer l’incertitude alors qu’elle est l’un des meilleurs carburants de la recherche ? La question ne se pose pas pour moi dans ce journal certes public, mais qui est avant tout à usage interne ; elle se pose déjà dans la rédaction du livre que j’ai commencée la semaine dernière, sous le titre de Ceux que la nuit nous cachait. J’ose espérer que le recul permis par la réécriture rétrospective de l’histoire éclairera ce qui doit l’être sans pour autant mentir en minimisant les difficultés. Ne pas taire les impasses et les hésitations me semble être une grande qualité, quel que soit le propos… Et puis, quand il m’arrive encore de m’exaspérer devant tant de mystères non résolus, je songe à ce qu’Élodie m’a dit, l’autre jour, lorsque je me plaignais : « Imagine si tu t’étais entiché d’une colonie de manchots ! » Le cauchemar m’est apparu d’un coup : 50 000 manchots au garde-à-vous, en noir et blanc, à mes yeux parfaitement identiques, à mes oreilles impuissantes émettant la même infernale cacophonie… Deux (ou trois) blaireaux dans un coin de forêt à peu près silencieux, c’est une bénédiction.

Toujours est-il que mes blaireaux se livrent à un toilettage mutuel particulièrement fouillé et, je dirais, attentionné. Ce deuxième blaireau pourrait cependant être « Oreille marquée », dont la marque n’est pas toujours visible suivant l’éclairage et l’angle de vue. Autour d’eux on entend les bruits d’une bête qui passe dans les feuilles, mais reste en dehors du champ des autres caméras, hélas. Vara se cache dans le terrier, puis ressort aussitôt. Je ne vois encore la fameuse marque à l’oreille sur aucun des deux. L’épouillage reprend. Voici que le blaireau qui accompagne Vara se met sur le dos et passe son museau sous son ventre, puis lui lance un coup de patte dans les fesses avant de s’étirer, de bâiller, de se renverser à nouveau sur le dos en une posture paresseuse et presque lascive qui ne me semble pas être celle d’un adulte. Puis iel se redresse, se met à la lumière, et la marque à l’oreille apparaît : cette fois, je dirais que c’est Prudence – cette façon de faire lui ressemble tellement !

Voici les deux blaireaux à quatre pattes devant le terrier. Jamais ils n’ont autant ressemblé à des ours, avec leurs grandes griffes, leurs ventres rebondis, celui de Vara surtout. Ils sont superbes, semblent en excellente santé. Mais ils sont deux, pas trois. Si un troisième individu partageait le terrier, pourquoi ne viendrait-il pas les rejoindre ? Il est vrai qu’on entend encore du bruit dans les feuilles, hors-champ, Prudence hume, se redresse sur la racine, se précipite vers le terrier en faisant fuir Vara mais ne semble pas si inquiète, et je m’attends à tout moment à voir rappliquer Courage… Mais Vara reste seule à se gratter devant l’entrée, Prudence part explorer l’esplanade, puis revient… prudemment. La voici qui s’essaie à rassembler quelques feuilles à son tour, mais ne persévère pas et ne ramène nulle boule au terrier. Vara s’en va, Prudence reste seule, comme naguère.

Et, comme naguère, il faut la voir bâiller à s’en décrocher la mâchoire, soudée au crâne justement pour éviter cet accident si commun chez ceux qui travaillent de nuit ! Il faut la voir s’étirer, puis se coucher, fermer les yeux, presque s’endormir devant le terrier alors qu’il n’est que dix heures du soir… Ses griffes écartées et ses dents brillent à la lumière invisible de la caméra, elle s’affaisse sur le sol comme un chat ou un chien…

La nuit ainsi s’écoule. À 22h30, Prudence cette fois se met à rassembler de vraies boules de feuilles et les enfourne dans le terrier ; puis elle s’en va, revient vers 3h30, et c’est Vara après six heures qui rentre la dernière et referme la porte de septembre.

Puisse Octobre me permettre d’en savoir davantage. 

30/09/25

 

Ce contenu a été publié dans Méliphilie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.