D’un blaireau-garou masqué
Blaireau-garou souvent, quand vient la nuit, paupières baissée je me transforme, je me transforme et fais des songeries de blaireaux. Je revois mon beau trio, aussi uni que celui que l’enfant que je fus formait autrefois avec son père et sa mère en ce temps prodigieux où un refuge existait, ou bien je rêve que je suis l’une de mes caméras et que je filme de vivants terriers devant lesquels défilent Mele meles, Felix silvestris silvestris, Lynx lynx et tout le peuple de la forêt.
De jour je cache en moi le méliphile sous l’apparence de ma fonction sociale. Je donne à des élèves d’un petit collège de moyenne montagne (qui sont pour la plupart à peu près totalement ignorants de la vie que recèle leur environnement proche) des cours de français à l’occasion desquels, tout de même, au détour de textes bien ciblés, je leur apprends des mots prodigieux comme « naturaliste ». « Un naturaliste, M’sieur, c’est quelqu’un qui se promène tout nu dans la nature ! — Ah, non, ça, c’est un naturiste ! Un naturaliste est quelqu’un qui s’intéresse à la nature d’un point de vue avant tout scientifique. Remarque, ce n’est pas incompatible. Par exemple, quand le biologiste Charles Foster pour mieux comprendre le comportement du cerf enlève ses vêtements et demande qu’on lâche les chiens après lui en forêt, on peut dire que c’est un naturaliste naturiste. Mais ce n’est pas le plus fréquent… »
En ce début d’année je me garde cependant de trop en faire (cela signifie que je m’engage à ne prononcer le mot « blaireau » que sporadiquement, l’air de rien, sans insister, et pas à chaque heure). Je cache ce que je suis, ce qui me hante, ce qui m’habite, mais je maintiens le lien par des signes discrets, des grigris dont la présence me soulage : au pied du bureau je pose le sac de « Blaireau & sauvage », si bien qu’un blaireau reste dans mon champ de vision ; sur le bureau se trouve le porte-clefs au blaireau et j’arbore sur moi toute la gamme des T-shirts de Badger Trust, celui qui représente un blaireau endormi entouré de ses mets préférés, est mon préféré.
Et puis, comme on laisse sortir un peu de vapeur pour éviter l’explosion de la machine, je me saisis de la moindre occasion pour enquêter sur ce qu’ils savent et ne savent pas, sur les représentations qu’ils se font de la nature, de la faune en général et du blaireau, bien sûr. Aujourd’hui, je co-anime une séance d’aide aux devoirs auprès d’une classe de Sixième que je ne connais pas. La collègue faisant passer un test de lecture aux élèves un par un dans la salle attenante, j’ai toute liberté pour les interroger. Pour se présenter, ils ont été invités à rédiger un portrait chinois dans lequel ils doivent choisir un animal en lequel ils se reconnaitraient. Je fais l’inventaire de leurs choix : sans surprise, la faune exotique en occupe les trois quarts, avec une sur-représentation des lions parfois féminisés en lionnes, des tigres jamais féminisés en tigresses, avec quelques surprises comme la présence savante d’un tamarin à mains dorées. Viennent ensuite les domestiques, chiens, chats, chevaux, cochon d’Inde, et puis, sur une classe de vingt-huit, quatre loups, un cerf, deux lézards et un écureuil. Personne ne se reconnaît dans la corneille ou le rouge-queue qu’on voit par la fenêtre, ni dans la buse qui tourne dans le ciel gris — de mes mustélidés, n’en parlons pas.
Ou, plutôt, si, parlons-en ! À ceux qui s’ennuient, qui n’ont plus rien à faire et qui le veulent bien, je projette au tableau une image de blaireau et demande d’écrire tout ce que leur inspire cet animal, tout ce qu’ils savent de lui et comment ils le trouvent.
Les élèves se prêtent volontiers à l’exercice. Certains ne savent pas le nommer : raton laveur ? putois ? panda ? Beaucoup n’ont pas la moindre idée de l’endroit où il vit et se trouvent, comme Jean de Léry débarquant au Brésil au XVIe siècle, poussés à rapprocher à du connu cet inconnu absolu. Le résultat est savoureux. « Il ressemble assez à un chien », écrit l’un d’eux, réinventant le blaireau-chien médiéval ; « il a le groin d’un cochon ! », ajoute un autre, ressuscitant le blaireau-sanglier d’antan. L’un d’eux vend la mèche en prononçant à haute voix : « C’est un blaireau, bien sûr ! »
Ils écrivent : « il est très beau mais il est très féroce », légende cynégétique. « Il creuse des terriers et vit la nuit… » Et puis, au fil des feuilles, ces témoignages toujours sidérants de l’inégale répartition des connaissances : « C’est un mustélidé très soucieux de propreté, contrairement au renard dont les terriers ne sentent pas bon, qui fait ses besoins dans des pots et se nourrit de vers de terre. Il est très discret et vit dans la forêt tout autour de chez nous ! » Je regarde l’élève qui a écrit cela (parce qu’un séjour en colonie le lui a appris) avec le sentiment soudain – n’est-ce pas que c’est grave, docteur ? – d’être enfin reconnu pour ce que je suis, pardon, pour ce qu’il est…
Je me garde de trop en dire pour cette fois, dans l’attente de la prochaine occasion : le blaireau est patient.
11/09/25