Déboires d’un méliphile
Je poursuis mes travaux de bricolage et façonne un nouveau masque de camouflage à partir de bandes de résine, que je recouvre cette fois entièrement de mousse bien verte et sans lichen pour qu’il se fonde au bosquet où je veux l’installer. Comme à chaque fois que je réussis à faire avec mes mains autre chose que d’écrire, le résultat, même imparfait, me remplit de fierté…
Je pars mettre en place ce nouveau piège photographique sur la sente des chamois, non loin du terrier périphérique qui m’intéresse. La pente est si raide et si lisse que je la dévale plusieurs fois : effacer mes traces prend finalement plus de temps que de placer cette caméra n°6, à peu près invisible depuis le chemin. Un peu plus loin, la numéro 5, bien en place à l’intersection du sentier et de la coulée qui longe la falaise, n’a enregistré qu’un défilé de sangliers qui semblent très agités, affolés peut-être par l’imminent péril qui les attend — mais les individus que je vois sont tous si jeunes qu’ils n’ont probablement encore jamais connu la chasse. On les appâte au sel, on les nourrit de maïs en pleine montagne, puis on les tue sans leur laisser le temps de vieillir : c’est de l’élevage, en somme, plutôt que de la chasse.
La pluie tombe. Je repars du côté de La Citadelle, en manque de blaireaux plus que jamais. J’ai gardé ma tenue d’été et l’eau froide ruisselle dans mon cou. Je reprends la sente des blaireaux, plus périlleuse que jamais sur la glaise trempée. Ce vaste terrier baptisé « La Citadelle » dans l’enthousiasme de la découverte, sans doute serait-il préférable de le renommer « Les Ruines », me dis-je en arrivant, tant le lieu semble délaissé.
Me voici donc aux ruines. Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Après tout, je me souviens avoir un temps complètement perdu de vue les blaireaux du Villard, qui passaient systématiquement hors champ alors qu’ils étaient bien présents. La caméra va m’en apprendre davantage…
À dire vrai, je n’ai pas besoin de visionner le contenu de la carte pour savoir très vite ce qu’il en est, car j’ai bien vu, devant l’orifice béant de la gueule où j’avais pu filmer le mois dernier cette belle scène de ratissage, une toile d’araignée toute ornée de perles de pluie. Voici donc sur l’écran, outre l’inévitable écureuil, le ballet gracieux de trois chevreuils sous la pluie, le passage d’un chat domestique et de plusieurs renards, mais aucun blaireau.
Il a des yeux partout mais il ne voit rien : c’est le méliphile malheureux.
Passé un moment de quasi désespoir, je décide d’inspecter chacune des trente-quatre entrées : les pattes griffues sur cette terre trempée laissent des traces, je devrais trouver sans mal celles qui sont éventuellement utilisées !
Je les cherche partout et je n’en trouve aucune.
Peut-être le ou les blaireaux qui fréquentent encore ces parages ont-ils trouvé refuge, comme en été, dans l’un des terriers périphériques que j’ai repérés plus haut. Avant de monter voir, je décide de maintenir quand même une surveillance au terrier principal et déplace la caméra à l’endroit que j’avais choisi initialement parce qu’il permet d’avoir un grand nombre de gueules dans le champ. Je rappelle que le terrain est extrêmement pentu et vicieusement glissant : tout comme la dernière fois, je laisse tomber la caméra qui dévale cinquante mètres plus bas, sans dommage heureusement. Je décide de voir là un signe qui me déconseille de réitérer la même erreur et, après avoir retrouvé la caméra qui était allé se cacher sous les feuilles, je choisis de l’installer finalement devant la gueule la plus nette, la plus propre, presque dépourvue de feuilles mortes et que nulle toile n’obstrue. En équilibre sur un pied, j’enfonce un support de fixation dans le lierre, mais l’objet m’échappe et il me faut redescendre le chercher longuement dans les feuilles. Lorsque je le retrouve et m’apprête à le placer, je m’aperçois qu’une petite vis indispensable a disparu, que je retourne chercher en vain en contrebas. Pendant l’opération, le support m’échappe à nouveau par trois fois, ce qu’on appellerait dans un film burlesque « comique de répétition » mais qui ne me fait pas rire parce que je suis trempé et qu’en fait, tout m’échappe, y compris le sens de tout ça.
Je finis par placer la caméra dans l’axe de la gueule, sur ce lieu de passage qui me semble incontournable pour d’éventuels habitants ; après quoi je m’éloigne sombrement.
Le terrier périphérique du haut offre au pied d’une pierre une gueule superbe… devant laquelle une araignée a tissé sa toile (je n’ai même pas la curiosité de déterminer l’espèce). Est-ce qu’il faut y voir, comme dans Le tigre du Bengale de Satyajit Ray, une intervention de l’Araignée chargée par le scénariste de protéger magiquement ceux qui veulent rester cachés ? Ou bien les blaireaux, dans leur suprême sagesse, ont-ils appris l’art d’effacer leurs traces et de tisser des toiles ? « La nature fait parfois des cadeaux, et parfois non », me dis-je, tête baissée, en repartant sous la pluie.
C’est alors qu’il apparaît, mon lot de consolation : toute une grande plaque de cèpes superbes, tout luisants, rutilants, parfumés, qui ont poussé juste au-dessus du terrier et que je m’empresse de cueillir avec reconnaissance. Je ne ramène pas d’images de blaireaux, mais de quoi faire une tourte exquise : les humains de ma maison y gagnent au change et moi, il ne m’en faut pas davantage pour me rasséréner et me faire rentrer, finalement, le cœur presque léger.
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13/09/25