Parler dans le brouillard
C’est un dimanche matin presque froid où la pénombre et le brouillard s’attardent en fond de combe dans un silence épais. Les premiers coups de feu éclatent à sept heures, deux coups isolés suivis d’une salve de quatre ou cinq qui claquent comme la guerre. On n’y voit goutte, tout juste si l’on distingue à vingt mètres les lettres du panneau rouge et jaune : « Chasse en cours ». Je me souviens de cette fois où l’écho assez lointain d’un feu d’artifice tiré du bourg voisin avait fait bondir mon blaireautin dans son terrier, et n’ose imaginer la terreur qui a dû s’emparer de lui et de ses congénères. Le long du chemin sont garés les 4×4, avec les cages vides à l’arrière. Les chiens sont lâchés. Je salue poliment les gens en gilets orange et fusils – d’abord, parce que les sérieuses réserves que m’inspire la chasse n’empêchent pas de rester courtois, ensuite parce que les chasseurs d’ici ne sont pas les fous furieux qui sévissent en baie de Somme ou ailleurs. Et puis, tout de même, on dira ce qu’on voudra, ils ont une sacrée bonne vue, nos chasseurs, pour arriver à distinguer dans cette bouillasse l’animal sur lequel ils tirent. Dans le cas contraire, je veux dire dans l’hypothèse où il leur serait aussi impossible qu’à moi de voir quoi que ce soit, tirer serait pure inconscience ; or, cela ne se peut pas, puisque l’homme seul est doué de conscience.
Hier soir, P., qui est en terminale et découvre les cours de philosophie, se plaignait de ce que sa professeure leur avait servi la vieille antienne sur « l’animal-machine dépourvu de conscience, puisque soumis à son seul instinct ». P. ne s’est pas laissée faire, a posé des questions. « Mais enfin, comment peut-on le savoir ? Et comment l’animal non-humain dont est issu l’animal humain aurait-il pu évoluer en un être radicalement différent puisque doté de conscience, s’il ne peut que suivre mécaniquement le programme prédéterminé de son instinct ? – Ah, oui, l’instinct évolue lentement, mais seul l’homme, seul l’homme… c’est le propre de l’homme… »
Un article que je lis au retour d’escapade en vient à aborder, à propos encore du comportement des baleines, l’hypothèse d’une « conscience sociale complexe ». Cela fait maintenant quelques décennies que les lignes ont bougé, que l’éthologie ne cesse de nous montrer à quel point les animaux non humains poussent loin l’individuation et que le « propre de l’homme » se réduit comme peau de chagrin, brouillant si bien les lignes qu’il devient de plus en plus difficile de maintenir la rassurante frontière entre « eux » et « nous ». Il est dommage que les professeurs de philosophie et les chasseurs l’ignorent – sinon, gageons qu’ils ne parleraient et ne tireraient pas ainsi, dans le brouillard.
14/09/25