Journal d’un méliphile, septembre 2025

 

Les rôdeurs de nuit

 

 

Les soirs où la tiédeur n’en finit pas de s’attarder et où l’anxiété fait relâche, je repars rôder dans les champs et les bois de leur dispersion. Je ne les vois pas, mais je vois les trous qu’ils ont creusés pour faire bombance de lombrics — traces amicales et infiniment plus raffinées que les labours des sangliers qui, eux, se sont acharnés toute la nuit autour de la gouille.

Je ne les vois pas, mais je vois ce qu’ils ont voient : les chapeaux en assiettes ou en baguettes de tambour des coulemelles, les jeunes châtaignes qui ont roulé au sol, les coprins livides, les limaces luisantes et ce gros lombric qui se tortille et que je finirais presque par trouver appétissant.

Adossé à un tronc en lisière, lampe, éteinte, je n’attends pas que le temps passe, ni même qu’eux passent. J’ai des colchiques, des feuilles et des nuages argentés qui défilent dans ma tête quand je ferme les yeux. Je n’attends pas mais j’écoute : un bruit mat et ponctuel, c’est la chute d’un fruit ; un frémissement intermittent mais répété, c’est un mulot qui fourrage (tout de même, je vérifie à la thermique : à un mètre de mes pieds il semble aussi gros qu’un blaireau). Celui qui, en moi, pourrait ressentir un besoin d’apaisement ne s’apaise pas : il s’absente, un autre prend la place qui, lui, ne parle pas, n’écrit pas, ne réfléchit pas beaucoup et n’attend pas non plus grand-chose mais qui flaire, regarde, écoute.

Ça mastique quelque part, raclement de dents dans les herbes, puis le voici tout étincelant dans le viseur de la thermique : un chevreuil adulte de belle allure, de haute stature. Puis on entend un petit remue-ménage dans les feuilles, qui d’avoir était trempées récemment font moins de bruit qu’en été, et une petite laie apparait, très près, de plus en plus près, que je peux voir avec une précision hallucinée sans qu’elle me repère. Le chevreuil cesse de mastiquer et la regarde, lui aussi. Elle passe sans se soucier de lui ni de moi, puis disparaît entre les arbres.

Avant de moi-même disparaître, c’est-à-dire de m’assoupir tout de bon, je repars en direction du nant que l’on entend gronder en contrebas. Le faisceau serré de la frontale éclaire mes pas et révèle en passant un très beau cèpe que je délaisse, parce que je n’ai pas pris de sac et parce que c’est le repas des limaces, après tout. Bientôt je m’assois au bord du torrent, qu’une martre traverse sur un tronc qui lui sert de pont, à toute vitesse, sans me laisser le temps de capturer de son image autre chose qu’une silhouette floue dont les contours restent imprimés sous mes paupières.

À la différence du blaireau, j’avance au hasard et je ne sais plus bien pourquoi je suis là, à jouer les rôdeurs de nuit. Les contours de mon dessein eux-mêmes deviennent flous, je crois, je crois que je ne suis là que pour prolonger l’été en automne, et refuser la dispersion.

En remontant je relève l’un des pièges, qui n’a filmé que le passage d’un écureuil. Je traverse à grands pas le grand champ, en faisant attention au terrier de renard que j’y ai repéré l’autre jour et dans lequel les guêpes ont maçonné leur nid. J’ai été étonné de ce nid tout neuf, de cette activité frénétique des guêpes alors que l’automne est sur nous, et que donc l’hiver approche, qu’elles ne passeront pas.

Je traverse la combe, lampe éteinte. C’est une nuit pour rien, une page noire avec un sanglier, un chevreuil, une martre argentés, traversée de ces signes particuliers grâce auxquels nous nous reconnaissons entre rôdeurs de nuit.

16/09/25

 

Ce contenu a été publié dans Méliphilie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.