Journal d’un méliphile, octobre 2025

 

Les blaireaux travaillent de concert

 

 

Oh, cette nuit du 19 au 20 octobre, comme elle s’annonce prometteuse ! Plus de quarante minutes de film, et surtout, les icones qui apparaissent sur l’écran me montrent pour la première fois Courage et Prudence travaillant de conserve à l’enfouissage de la litière.

De conserve, ou de concert ? Est-ce une simple juxtaposition hasardeuse et temporaire qui ne suppose pas de concertation (donc, « de conserve ») ou bien vais-je assister à une véritable coordination dans le travail (« de concert ») ? Je me cale face aux images, bien décidé à savourer chaque instant de ce grand moment.

Tout recommence à 19h59, gueule 1, avec le fin museau de Courage qui émerge, hume et avant même d’être entièrement sorti fourre sa truffe dans le tapi des feuilles (on l’entend même souffler, et je me dis soudain que le nom de la « maison au blaireau » dans Harry Potter n’est pas mal trouvé : Hufflepuff, « Pousse-souffle » en français !). La nuit est encore douce (7°C) et très humide. Il s’avance sur l’esplanade, commence à gratter puis soudain comme par magie disparaît de l’image entre deux déclenchement (moins d’une seconde en principe), et le plan suivant le montre réfugié à l’intérieur du terrier, rien qu’un œil qui cligne, puis un deuxième, puis le voici qui émerge à nouveau et se remet assez timidement à gratter, comme un chat hésitant devant sa caisse malpropre. Il s’immobilise dans une belle posture de blaireau contemplatif et inquiet, abaissant son masque dans une posture de défense.

Je crois en fait qu’il se repose, tout bonnement, pas si inquiet que ça… Finalement il se gratte un brin, et traverse très lentement l’esplanade jusqu’au tronc-frontière, où il disparaît.

Retour à 22h14, il rentre dans la gueule 1, en ressort à 22h50. Le travail commence à ce moment-là. Quelle peut donc être la dimension des chambres pour qu’il continue à enfourner de telles quantités de feuilles ? Avec un peu de patience, je pourrais, en reprenant tous ces films, calculer leur volume, mais je dirais à vue de museau qu’il y a de quoi couvrir toute la surface de mon propre bureau d’une belle épaisseur de matelas… La décomposition des feuilles fournira cet hiver de la chaleur, ce pourquoi il est possible qu’il en enfouisse ainsi en excès, rendant peut-être la circulation dans le terrier difficile – à moins que certains espaces servent de lieux de stockage, en plus des chambres ? Courage, en tout cas, travaille pour l’instant tout seul, comme d’habitude, et courageusement. Le nouveau positionnement de la caméra permet de le suivre jusqu’à l’intérieur du terrier, où il disparaît chaque fois comme aspiré et noyé dans un tourbillon de feuilles…

Certains blaireaux doivent aller chercher loin la litière, composée de multiples matériaux ; je note que ceux du Villard se contente exclusivement des feuilles de châtaignier qui recouvrent naturellement l’esplanade : leur tâche en est facilitée, même si elle reste fastidieuse.

À 23h18, Courage fait une courte pause pour s’épouiller, puis reprend le travail en allant chercher la litière jusqu’au-delà du tronc-frontière – après quoi il redescend au terrier en roulant sa boule de plus en plus grosse (mais dont la dimension ne peut excéder les limites imparties par son corps…), laissant derrière lui de larges sillons de terre ratissé.

23h20, deux petites lumières s’allument à l’intérieur du terrier dont Courage s’approche avec son chargement : la séquence capitale va commencer ! Courage enfourne tout et lui-même disparaît sans prêter la moindre attention au congénère qu’il bouscule et puis, deux minutes plus tard, repart à l’assaut – et vas-y que je gratte, râcle, ratisse, rassemble et dégringole au ralentis… 23h23, Prudence – si c’est bien elle – sort à son tour. Voici les deux blaireaux dans le champ : Courage, s’activant, Prudence, c’est elle en effet, humant l’air du soir. Lorsque Courage déboule avec ses feuilles, elle reste sur le passage sans bouger ni manifester d’intérêt particulier – pour l’instant, comme d’habitude.

Courage a disparu dans les galeries souterraines, Prudence mollement se gratte, puis entreprend de faire un brin de toilette. Courage réapparaît, la regarde, la contourne et place ses fesses sur les siennes pour le rituel marquage anal ; après quoi il repart à l’assaut de l’esplanade.

Est-ce la conséquence inattendue du marquage, qui aurait communiqué à Prudence le goût du travail ?! C’est en tout cas à cet instant précis, 23h26’30’’, que pour la première fois je la vois gratter le sol et commencer à former sous son ventre une boule de feuilles – que, toutefois, elle abandonne aussitôt sans se donner la peine de la faire grossir et de l’apporter à la gueule qui est située à moins d’un mètre. Courage, pendant ce temps, s’active au bout de l’esplanade, par-delà la frontière (dans une zone où la caméra que j’avais pourtant installée ne se déclenche pas). On entend le fouillis des feuilles, puis Courage arrive dans le champ et passe devant Prudence sans que celle-ci ne réagisse particulièrement – elle disparaît à son tour de l’autre côté du tronc, et Courage dans la gueule.

À 23h31, après que Courage a terminé d’enfourner la sienne, Prudence roule sa première vraie boule de feuilles, l’amène jusqu’à la gueule et finalement l’enfourne (en en laissant certes en chemin, mais c’est une première, et elle continue à gratter et répartir les feuilles à l’intérieur !). Courage s’est déjà remis au travail, Prudence se gratte à l’entrée puis le rejoint, le regarde, monte jusqu’au tronc-frontière pendant que lui descend. Tous deux se livrent à un petit brin d’épouillage mutuel, se flairent, se frottent, disparaissent dans le hors-champ et puis, le metteur en scène de ce film sait que le suspense est un étirement de l’attente, on entend hors-champ le bruit des feuilles qui s’amplifie, qui se rapproche, Prudence réapparaît en premier, qui recommence à former une boule, et ça y est ! les voici tous deux alignés, chacun traçant son sillon en direction de la gueule, travaillant donc on pourrait dire de conserve, et même de concert car ils avancent au même rythme et parviennent ensemble à la gueule, et l’image de ces deux corps arqués glissant dans la même direction est bien belle, bien touchante – et en contradiction avec ce que je croyais sur leur incapacité à se coordonner !

La caméra braquée sur l’entrée du terrier permet cependant de nuancer. Si je n’avais eu que l’image en plan de demi-ensemble et en plongée qui montre l’esplanade, j’aurais pu dire que les deux blaireaux enfournent leur boule de feuilles en même temps, mais en vérité, Prudence abandonne la sienne à l’entrée et Courage seul va jusqu’au bout : tout cela demeure tout de même un peu bancal, et donne l’impression que Prudence est encore en apprentissage – à moins qu’elle n’ait tout simplement compris que l’entrée du terrier était complètement obstrué par les feuilles apportées par Courage et qu’il fallait donc déposer les siennes à l’entrée.

Lorsque Courage ressort, tous deux se saluent et se toilettent mutuellement, puis Courage se remet au travail en haut de l’esplanade pendant que Prudence gratte à l’entrée du terrier, dégageant cette fois un chemin : on peut cette fois affirmer qu’ils se livrent à deux activités distinctes et complémentaires, le modeste terrassement effectué par Prudence facilitant l’enfouissage des feuilles ramenées par Courage. L’arrêt sur image en plan de demi-ensemble renforce cette impression d’une répartition concertée et en tout cas cohérente des rôles.

À minuit les blaireaux quittent la scène – la séquence de travail en commun aura donc été brève. Prudence, je crois (mais je n’en suis pas sûr car la fameuse marque blanche n’est plus visible), rentre sous la pluie battante en remontant le toboggan vers 5h30, puis pénètre dans le terrier en passant par la gueule 1. Courage fait de même à 6h30.

20/10/25

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