Dans les interstices du monde au Grand Bivouac d’Albertville
(rencontres avec Sylvère Petit, Sigolène Vinson, Cédric Sapin-Defour, François Sarano, Fabien Clouette…)

Sur la route d’Albertville où je rejoins le festival du Grand Bivouac, nul blaireau écrasé mais un renard, trois hérissons, et des amas de chair, ici ou là, des flaques de sang, les traces d’une violence considérée comme acceptable (sauf par les biophiles et par cet ami dépressif à qui Gaston Lagaffe, dans la bande dessinée de Franquin, fait voir la beauté des paysages lors d’une promenade en voiture à la suite de laquelle il s’exclame en pleurant, nullement consolé : « Vous avez vu tous ces hérissons morts sur la route ? » – et, de fait, la plupart des lecteurs n’auront pas vu ces gribouillis sur le bitume…).
L’édition du festival, qui tourne plus que jamais et résolument le dos aux grands voyages touristiques et aux exploits des « aventuriers », s’intitule : « C’est pas la fin du monde ! » Comme le remarque Sylvère Petit, l’affiche pour la première fois ne représente pas un visage humain, mais deux flamands roses. Il sera donc beaucoup question de cet autre rapport au monde, ou, comme on le dit maintenant de façon à mon avis un peu trop mécanique, « au vivant », qui est en train de s’inventer ou de se réinventer sous toutes sortes de formes et dans toutes sortes de domaines. Les auteurs de la collection de Stéphane Durant « Monde sauvage » sont présents en force, les films et rencontres proposées stimulantes en diable : je ne pouvais pas ne pas venir, même au risque de percuter un animal sur la route – c’est devenu ma hantise – comme cela arrive par deux fois à Sylvère Petit lors du tournage de son film…
Qui parle de vivant parle de mort, et on en parlera beaucoup, ce week-end. Sylvère, que je me réjouis de découvrir fidèle à l’image atypique et sympathique que renvoient de lui son film Vivant parmi les vivants et son livre En attendant les vautours, évoque ses premiers pas de naturaliste charognard, au temps où l’enfant qu’il était ramassait les dépouilles d’insectes, d’oiseaux, de reptiles ou de mammifères qui jonchaient la route de l’école. Le garçon de 10 ou 11 ans qui vient lui parler après la première table ronde veut devenir photographe et partage cet intérêt pour la nature. Ensemble on parle d’observations naturalistes, et de blaireaux bien sûr. « Est-ce que le blaireau broute ? » me demande plus tard Sylvère dans la rue. C’est l’impression qu’il a eue lorsqu’il l’a observé et filmé sur le plateau des Causses (deux blaireaux font une courte apparition dans son film), mais sans doute cueillait-il avec rapidité des insectes ou des lombrics… Sans surprise, je me trouve avec lui sur une même longueur d’onde.
Je le retrouve l’après-midi en duo avec Sigolène Vinson, dont j’ai aimé Le butor étoilé. Elle, poursuit par l’attente et l’écriture l’impossible butor qu’on rêve de voir revenir dans cet étang de Berre si pollué. La mort, elle l’a frôlée de près pendant l’attentat de Charlie où elle fut mise en joue par le terroriste qui l’a finalement épargnée, mais elle n’en parle pas. Le désastre d’un monde saccagé, elle le côtoie quotidiennement en tant qu’élue écologiste, raillée, moquée, une femme, en plus, et qui écrit ! Sylvère Petit et elle ont en partage une sorte de candeur sans naïveté, la malice, le regard vif, elle quand elle invente des personnages qui fluidement glissent de forme en forme, tantôt humaines, tantôt biches ou louves ; lui quand il se dit que si les vautours qu’il attend se posent sur la carcasse devant laquelle il attend, le monde sera sauvé…
Au repas je mange un peu et je parle beaucoup, je parle de blaireaux à des inconnus qui ont commencé à me questionner en voyant mon T-shirt et veulent en savoir plus. Je parle aussi du projet du livre Ceux que la nuit nous cachait avec Sylvère, à qui je finis par offrir J’écoute résonner les grillons… allez, pour la route et le partage, en bon vivant !
Je retrouve avec grand plaisir Cédric Sapin-Defour, qui n’évoque plus la mort d’Ubac mais celle qu’a frôlée sa compagne Mathilde en tombant du ciel. Je lui aurais bien posé des questions à propos des blaireaux qui figurent dans ses livres (assuré d’être le premier à l’interroger à ce sujet), mais il y a trop de monde, plus encore que l’an passé, je préfère m’éclipser.
Les tables rondes avec des invités sont un exercice frustrant, où chacun doit jouer très vite son solo avant de laisser place au suivant, et celui qui, trop impatient ou grand parleur, tente d’enfreindre les règles, se voit condamné à un plus long silence ! Parmi tous les invités, Fabien Clouette, jeune anthropologue, chercheur, écrivain et cinéaste qui s’est intéressé aux échouages de cétacés sur les côtes françaises, me happe suffisamment pour que j’aille voir le matin suivant son film Le feu de la baleine. Comment montrer l’insupportable opération de découpe d’un rorqual commun sur la plage, les mares de sang, les boyaux, les viscères, tout ce travail de boucherie terrible et nécessaire, sans tomber dans le voyeurisme ? Il faut beaucoup de tact, de finesse, d’écoute, de respect des gens et des bêtes, tout ce dont Fabien ne manque pas. Les correspondances entre ces phoques ou ces dauphins « déviants » qui s’aventurent en dehors de leurs limites géographiques et spécifiques pour côtoyer l’humain, et les problématiques liées à ce qu’il convient de faire avec les cétacés échoués morts ou mourants, rejoignent de façon troublante, à une plus vaste échelle, les questions que posent à terre le retour du loup et l’hécatombe des animaux sur les routes. La parole juste, précise et mesurée de Fabien Clouette dans son dialogue avec François Sarrano, éclaire et inspire. C’est ainsi, grâce à des gens comme lui et grâce aussi à tous les anonymes, bénévoles, scientifiques, auxquels il rend hommage, qu’entrent dans la lumière tous ceux-là qu’on avait invisibilisés, sur mer comme sur terre, et qui, morts ou vifs, reviennent nous questionner.
Le soir venu je lis son livre Des vies océaniques, quand des animaux et des humains se rencontrent. Comme sont touchantes les histoires de You, le phoque, ou de Zafar le dauphin, trop curieux de ce Sapiens dont ils ne savaient pas qu’il était intouchable, inabordable, cantonné dans ses peurs (et d’ailleurs j’aurais peur également si d’aventure un gros phoque venait se frotter à moi et me mordre, même pour jouer !). « Place, semblent-ils dire, laissez-nous une place, laissez place à la possibilité de l’échange, pour ceux d’entre nous qui le veulent, une place dans les interstices de ce monde que vous avez bâti pour vous mais où il serait bien naïf de croire que vous pourrez encore vivre longtemps sans nous ! »…
21/10/25

