Journal d’un méliphile, octobre 2025

 

Dix nuits sous la pluie

(carnet d’observations, 20-31/10)

 

 

Quand les vacances scolaires arrivent, l’auteur-professeur-méliphile redevient juste auteur-méliphile, ce qui ne fait plus que deux plein-temps… Cette fois, j’ai commencé la rédaction du livre Ceux que la nuit nous cachait, le but étant de parvenir à un canevas présentable d’ici la fin décembre (je compte sur le fait que les blaireaux réduisent fortement leur activité en hiver pour avancer).

Il reste difficile de mener de front l’observation sur le terrain, la collecte, la préparation et l’exploitation quotidienne des vidéos, la tenue de ce journal, la lecture d’ouvrages généraux en lien avec ma démarche (comme le dernier ouvrage paru dans « Mondes sauvages », Les audionautes, et la demi-douzaine d’ouvrages empilés sur le chevet), la poursuite de l’exploration de la bibliographie méliphile anglo-saxonne (en l’occurrence, les ouvrages de Phil Drabble Badgers at my window et No badgers in my wood, heureusement d’une lecture facile), la lecture des articles et études spécialisées, les promenades avec les chiens et la rédaction du livre. Après quelque tangage, un nouvel équilibre se fait, le temps des vacances. La rédaction est un moment heureux de synthèse et de surprises : si la valeur du livre se mesure à la souffrance endurée par l’auteur pour l’écrire, nul doute que je suis en train de commettre un fameux navet ! Par un inévitable effet de balancier, je néglige cependant la tenue de ce journal qui reste pourtant indispensable puisqu’il nourrit le livre…

Voici donc, en parallèle avec le tableau Excell que je continue à remplir studieusement, un résumé des dix dernières nuits écoulées.

 

20-21/10. 10°C, il pleut finement et Courage quitte la gueule n°1 à l’heure habituelle (19h48) et avec les précautions habituelles. Rentrer, sortir, rentrer. Le voici qui ressort finalement par la n°3, fourre son museau dans la terre meuble des déblais en provoquant une petite avalanche, mange je ne sais quoi, puis redescend le toboggan. Il a déjà commencé sa cueillette nocturne. Il se hisse sur le tronc où moi-même je me hisse pour récupérer la carte, flaire mon odeur puis s’en va. À 21h15 Prudence (ou Vara ?) émerge à son tour de la gueule 3, puis elle hume, se gratte, suit un peu la trace olfactive laissée par Courage mais s’en va par le haut, par l’esplanade. Il ne se passe plus rien au terrier jusqu’à 4 heures.  Qui est ce blaireau tout noir, tout trempé, qui revient vers la gueule n°1 ? Courage, Prudence ? Pas Vara en tout cas. À 6h18, un autre ou le-la même remonte le toboggan. La pluie est encore douce et fine. 

21-22/10. Forte pluie toute la nuit, les mulots sont menacés de noyade. Il est 19h22 quand Vara émerge de la gueule 3. Son rituel olfactif occupe presque entièrement les trois minutes du film. Plus rien jusqu’à 5h46, le retour sous la pluie battante de Courage, puis de Prudence (ou le contraire) qui s’enfoncent l’un après l’autre dans la gueule 1. Et Vara ? On ne sait pas. 

22-23/10. Forte pluie toute la nuit, une martre traverse à toute vitesse l’esplanade. Il fait encore 7°C à 19h42 quand Courage émerge de la gueule 1 et s’en va rôder en silence dans le vacarme de l’averse. Prudence sort deux minutes plus tard – si c’est bien elle, car la marque blanche n’est plus du tout visible. Elle traverse en hâte l’esplanade. Les mulots sont maîtres des lieux, après l’averse… Retour au terrier à 5h51 (gueule 1), 6h23 (gueule 3) et 6h25 (gueule 1), il semble cette fois que les trois blaireaux soient rentrés au logis et le concierge-scripteur peut fermer la fenêtre du computer. 

23-24/10. À 19h29 un fin museau s’élance hors de la gueule 3, vertical, vivant, autonome, et puis voici la face, le masque dans la nuit, et Vara s’extrait enfin, oh le gros ventre, à nos yeux humains beaucoup moins élégant que le museau et pourtant signe de vitalité et de fécondité – peut-être va-t-elle encore donner naissance à d’autres blaireautins au printemps, qui sait ? Vara part vers le bas. Il pleut de plus belle et la température descend à 5°C. L’un des deux blaireautins effectue les mêmes gestes. Retour à la gueule 3 à 23h09 d’un tout trempé, puis un peu après minuit Vara regagne le perron, oh les belles griffes claires sur le bois sombre ! Le renard passe après elle – en quête d’un nouvel abri ? Un âne s’étrangle dans la nuit. 5h46, retour à la gueule 1 sur l’esplanade illuminée de Courage, je pense, puis c’est Prudence je crois qui remonte le toboggan à 7h10, tellement trempée qu’on croirait une loutre un peu ventripotente… 4°C, il pleut toujours. Clap de fin à 7h13, sur la gueule 1 qui se referme. 

24-25/10. 19h03, 7°C, c’est reparti dans l’air mouillé et la nuit argentée. Vara sort en premier par la gueule 3, puis à 19h35 Courage et Prudence émergent à leur tour et se mettent en blaireaux de faïence, un museau à gauche, un museau à droite, reprenant la même disposition que sur l’image qui, depuis mai, me sert de fond d’écran – on voit à peine qu’ils ont tant grandi et grossi… Soudain, froissis de poils, Prudence fait deux tours sur elle-même et disparaît dans son propre tourbillon à l’intérieur du trou, pendant que Courage continue à humer : on joue à se faire peur ? Elle ressort aussitôt, comme montée sur ressorts. Tous deux reprennent leur position symétrique initiale. Puis Prudence se hisse sur la racine de l’épicéa natal (ils ont tant joué ici-même…), Courage s’en va sur l’esplanade, elle reste un peu sur le perron puis le rejoint et ils fourragent côte à côte. La pluie s’est calmée. Une hulotte criaille, une autre chante au loin. Courage s’éloigne vers le grand champ, Prudence le suit à distance. À 20h cependant, elle est encore là, ou Courage, ou Vara ?… Le premier retour s’effectue juste avant 6 heures du matin, par l’esplanade. Courage trempé se glisse dans la gueule 1, puis Prudence (ils sont trop terreux pour que je puisse faire la différence autrement qu’en me basant sur le fait qu’il est en général en tête). Mais voici que Prudence, au lieu de plonger à l’intérieur sans tarder, s’attarde et s’éloigne, si bien que je ne peux pas savoir si le blaireau qui traverse ensuite l’esplanade quelques minutes après est l’un des blaireautins ou Vara. Sont-ils deux, sont-ils trois ? Je note « 2 » dans le tableau Excell, tout en pensant « sûrement 3 ». 

25-26/10. 19h25, 8°C, pluie battante. Un blaireau très pressé, certainement Courage, jaillit de la gueule 3 et s’en va dans la nuit. Les lourdes gouttes crépitent sur le boitier de la caméra. Une minute plus tard, voici sûrement Prudence qui s’en va à son tour, suit le même chemin mais en hésitant. Retour juste avant 23h, c’est Vara cette fois qui entre, hume, repart par le chemin habituel (à droite du tronc) vers minuit et quart. Pluie battante. Retour de Courage à 5 heures par la gueule 1, et trente minutes après retour de Prudence, qui comme la veille tourne autour de l’entrée avant d’y pénétrer. J’aime beaucoup voir son museau bouger encore un peu à l’intérieur…

26-27/10. 18h39, -2°C, ça sent l’hiver, ça sent novembre. Courage émerge de la gueule 1, comme tous les soirs, immédiatement suivi de Prudence dont on voit les yeux luire au-dedans. Inséparables – si je commençais mon suivi maintenant je serais persuadé qu’il s’agit d’un couple comme celui que Vara formait avec Cheg, l’an passé. Ils se placent l’un contre l’autre, flanc contre flanc, entrecroisent leurs cous, montent et descendent leurs museaux en cadence, puis se placent fesses contre fesses, se couchent et se toilettent un peu… Malgré le froid c’est une très douce accalmie, une scène qui évoque celles dessinées par Eileen Sopper, qui n’avait pas son ni sa pareille pour exprimer la tendresse qui peut émaner des blaireaux. Courage, finalement, s’en va, Prudence le suit à distance – mais la notion de « distance » n’est pas la même quand l’autre reste présent par l’odeur. Un peu après le renard revient pour la troisième fois et parcourt l’esplanade en flairant leur odeur, justement. Qu’est-ce qu’il en pense, le renard ? L’un des blaireaux revient à 4h15, rentre dans la gueule 1, puis plus rien. 

27-28/10. 18h16, nuit, pluie et brouillard, la silhouette furtive de Courage (sans doute) quitte la gueule 3, disparait dans le bois, puis Prudence sort à son tour, comme hier. Plus rien jusqu’à 5h26, retour par la gueule 1 de l’un, puis de l’autre. 

28-29/10. 18h53, 8°C, accalmie, la nuit est nette et c’est Vara je crois qui sort de la gueule 3 ! Deux blaireaux remontent le toboggan vers une heure, à la queue leu leu, leur démarche alourdie par la graisse d’automne et la pluie. Ce qui frappe, c’est la façon dont leurs gestes semblent coordonnés : les oscillations de leurs cous, leurs dandinements, et jusqu’au marquage du sol par les glandes subcaudales à l’arrivée sur l’esplanade : Courage marque, Prudence fait de même juste après. Puis ils se livrent à une toilette mutuelle, placent leurs flancs l’un contre l’autre, et rentrent ensemble dans la même gueule. L’un des deux individus pourrait ne pas être Prudence mais une femelle venue d’ailleurs, puisque la marque blanche a disparu qui facilitait l’identification, mais le fait est que je les ai toujours vus se comporter de cette façon et que cette hypothèse perturbante n’est pas la plus probable… À 2h20 un individu seul se gratte sur le perron : je crois que c’est Vara. À 5h c’est le retour par l’esplanade d’un seul individu à nouveau (par où passent les autres ?). Entre les apparitions-disparitions des blaireaux s’immiscent de jour l’écureuil, le pic épeiche, le geai, de nuit les mulots – on ne voit plus les loirs depuis un bon moment. 

29-30/10. 18h44, 10°C, c’est l’heure de la sortie par la gueule 3 et l’on entend de nouveau les clarines des vaches (couvertes par le bruit de la pluie toutes les nuits précédentes). Vara forme une boule de feuilles et entre un peu de litière, ce qu’elle seule a fait jusqu’à présent sur cette gueule qui a sa préférence. Bientôt la pluie recommence, Vara est encore là et continue à gratter le sol et à rentrer quelques feuilles. Le crépitement de l’averse se mêle au son des clarines : je crois en fait qu’on a simplement dû changer les vaches de champ. Vara va chercher sur l’esplanade quelques feuilles de plus, mais c’est sans conviction. Puis elle part et l’averse redouble. Plus rien jusqu’à 6h15, retour par la gueule 1 sous la pluie battante, dans la brume – impossible de savoir qui revient, mais je n’enregistre à nouveau qu’une seule entrée de blaireau. Par où passent les autres ? 

30-31/10. Dernier jour du mois, j’ai changé 4 des 5 caméras de place pour surveiller les terrier annexes et m’assurer qu’ils ne sont vraiment pas utilisés, si bien que seule la caméra du terrier 3 s’est déclenchée pour les blaireaux (les autres filmant un chevreuil, un pic épeiche, les mulots…). 19h20, 15°C, c’est la sortie habituelle de Vara ou Prudence qui attend, longuement, sur le perron. Plus rien jusqu’à 5h18, le retour.

 

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