Journal d’un méliphile, octobre 2025

 

Meles meles qui se défend

 

 

Ce n’est pas tous les jours que je descends dans la plaine un soir de semaine pour aller au cinéma, mais ce n’est pas tous les jours non plus que le blaireau a l’honneur d’être à l’affiche d’un film français, qui plus est réalisé par le vidéaste militant Vincent Verzat. Je ne pouvais qu’être là.

Me voici assis dans la salle presque comble du cinéma de Pontcharra pour cette séance de diffusion du Vivant qui se défend, pour laquelle Guillaume Sanz a eu l’excellente idée d’inviter le collectif d’opposants au doublement de la ligne ferroviaire “Lyon-Turin”, à ses gigantesques tunnels qui doivent venir percer nos massifs de Belledonne et de la Chartreuse et au sacrifice de quelques milliers d’hectare de nature. Le film lui-même juxtapose avec habileté scènes de luttes militantes et scènes de découverte ou de ressourcement naturaliste. Assumant la première personne et la mise en scène de soi avec finesse, le réalisateur, en grande tenue de camouflage, joue à merveille l’observateur débutant – qu’il ne reste pas longtemps. N’importe qui peut se mettre à regarder les choucas à la fenêtre, s’il est en ville, les orthoptères dans un champ (même pendant que les grenades des CRS pleuvent), les renards trop gras des villes, puis ceux des champs avec leurs renardeaux… Et puis, on suit une coulée, et voici qu’apparaît le blaireau, tour proche, insaisissable, et qui vous ouvre les portes d’un monde nouveau.

Le blaireau occupe de fait une place de choix, sans que ne soit jamais rappelée la mauvaise réputation qu’il est censé avoir : le quidam qui découvre sa présence en passant le long d’un cours d’eau, dans un terrier éclairé par les lampadaires, est naturellement stupéfait, puis émerveillé, et cela sonne juste car je pense qu’il doit en effet en être ainsi pour l’immense majorité d’entre nous. Le lien avec le blaireau est devenu si lointain que même les clichés issus de la vision cynégétique ont perdu de leur vitalité, à tel point qu’il est possible que nous soyons à l’aube d’un vrai renouvellement de notre rapport au mustélidé en France – et, partant, avec toute la faune « ordinaire ». Ce film aura joué sa part. Le blaireau tant aimé en Grande-Bretagne, n’est-il pas en bonne voie pour devenir, en France aussi, un emblème ?

En attendant, les revigorantes images glanées dans les bois, auprès de gens qui défendent leur forêt ou bien de Morizot en plein « chantier castor » ne parviennent pas à effacer l’impression sinistre laissée par celles qui montrent la réalité des coupes rases et des terriers supplantés par des constructions. Dans Le Monde, un article sur le projet Green to Grey (« une collaboration entre onze médias européens lancée par le norvégien NRK et coordonnée par le réseau Arena for Journalism in Europe) révèle « l’analyse la plus fine de la consommation d’espaces naturels jamais réalisée à l’échelle européenne. » D’après cette étude, l’équivalent de « 24 terrains de football » de nature est bétonné par heure en Europe. Par heure. Les projections sont effarantes. Le temps pour moi d’écrire ce texte qui ne changera rien, les bétonneurs-extracteurs auront donc avancé dans leur sinistre besogne de « 24 terrains de football », 48 si je tarde un peu trop – et puis, que j’écrive ou que je dorme, cela continuera…

Dans quels interstices urbains les animaux non-humains pourront-ils survivre ? Dans quel monde appauvri, en vérité à peine vivable ? Je n’ai pas le tempérament militant, la foule m’effraie et, si j’ai participé naguère à des manifestations, crier des slogans en chœur ne m’est pas facile. Je sens pourtant que si quiconque cherchait à s’en prendre à « mon » terrier du Villard, je pourrais devenir enragé : l’idée même suffit à me mettre en furie.

J’appose l’autocollant contre le Lyon-Turin à côté de celui de Badger Trust, je promets de participer aux prochains rassemblements et puis, lâchement je me rassure en me disant que « mon » terrier à moi est à l’abri des bulldozers, des coupes rases, des périls immédiats ; mais qui peut sérieusement se prétendre à l’abri ? Et quel sens cela peut-il avoir de vivre sur un îlot superficiellement et momentanément préservé au sein d’un monde qui s’effondre ?

Contempler, étudier et écrire ne suffisent pas. On ne peut pas faire l’économie de l’engagement collectif.

03/10/25

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