Des fleurs pour les blaireaux

Les blaireaux sur la route, d’aucuns les écrasent et filent, « pas qu’ça à faire, accélère » comme chante l’ami Bertin. Quelques-uns les repoussent du pied dans le caniveau et, c’est plus rare, en font le titre d’un livre (on peut y voir un hommage autant que l’expression d’une mauvaise conscience légitime). D’autres, encore plus rares, leur viennent en aide, ramassent les blessés et les ramènent jusqu’au centre de soin où ils sont parfois sauvés et relâchés. Sur l’un des comptes que je suis, je lis ainsi l’histoire de Christine qui a fait « deux heures de route » pour ramener la blairelle « en état de choc et en hypothermie » avec « des fractures des phalanges et du métacarpe de la patte avant » et « plusieurs plaies au niveau de la tête », qu’un automobiliste avait percuté devant elle sans s’arrêter. Je regarde la vidéo qui montre le moment où l’animal, désormais hors de danger, regagne son territoire, avec une furieuse envie d’envoyer un message de remerciement à cette Christine que je ne connais pas. Plus tard, un autre post évoque, non loin d’ici, le sauvetage d’un blaireau étranglé par un collet, soigné au centre du Tichodrome (bravo à eux) et relâché.
Maude, elle – c’est encore autre chose. Je ne peux pas en parler, pas encore : c’est entre elle et eux, eux et moi ; et puis, Maude ne s’appelle pas Maude, même si j’ai tout de suite songé au personnage du film de Hal Ashby en voyant cette dame enjouée, pétillante de vie, à qui je dédicaçais mon dernier livre. Elle est d’évidence de ces êtres lumineux et lucides, dignes et discrets, qui vous réconcilient avec votre espèce. Comme Maude, elle lutte « à sa manière », sans tapage (même si ce dernier est par ailleurs nécessaire), avec l’élégance tendue, silencieuse et lente de la danse butō qu’elle pratique – c’est en tout cas ainsi que je l’ai perçue. Nous avons commencé à parler des blaireaux et, de fil en aiguille, elle m’a raconté ce qu’elle faisait en secret pour symboliquement réparer le mal qui leur est fait. Je suis encore bouleversé par ses paroles, cette rencontre. Dans la galerie d’hommage à tous les méliphiles que j’écrirai, il y aura son portrait ainsi que, je l’espère, cette image si touchante qu’elle m’a montrée, que j’ai reçue sur l’écran de mon téléphone, que j’ai promis de ne pas divulguer (et que finalement je garde seulement dans ma mémoire et mon cœur parce que le téléphone en question a fini entre temps, comme un blaireau, écrasé par une voiture…).
Jamais je n’aurais pensé que les blaireaux puissent être à ce point une porte d’entrée vers les gens. Pour accueillir la parution de mon dernier livre et fêter les trente ans de mon premier éditeur à Cessey-sur-Tille, près de Dijon, j’avais naturellement mis l’un des tee-shirts vendus par l’association de sauvegarde du blaireau Badger Trust – mon préféré, celui qui montre sur fond marron le rêve du blaireau endormi… Je n’ai ainsi cessé de parler de blaireaux et d’écouter des témoignages qui ont confirmé mon impression que le pays était décidément mûr pour enterrer le vieux passé cynégétique et faire du « petit ours de nos campagnes » l’emblème d’une possible réconciliation. Ici on m’évoque une famille de blaireaux qui a creusé sous la route, sur plus de quarante mètres (ce qui est théoriquement impossible) un tunnel qui leur permet d’éviter les risques d’écrasement. Là, on me signale un couple qui s’est installé dans la grange abandonnée du village. Au collège également il n’y a pas un jour ou un élève, un adulte, ne vienne me parler de blaireaux, me signalant hélas tous les écrasements de la région…
Il y a donc partout des blaireaux, et des gens pour les remarquer, les sauver, les choyer, les fleurir, les célébrer.
05/10/25

