Propositions juxtaposées

Désormais je suis devenu l’attraction des vaches, il faut croire qu’elles n’en ont pas tant que ça : lorsque j’arrive pour relever les pièges, elles se précipitent, me font une haie d’honneur ou de curiosité, me navrent par leurs égards immérités. Ce n’est pas un problème lorsque je suis seul, mais cela en devient un quand les chiens m’accompagnent, car mes samoyèdes ont peur des moutons et des vaches, qu’ils associent aux clôtures électriques… Je renonce donc à les prendre avec moi, ce qui d’ailleurs est plus pratique pour relever les cartes sans me presser.
Je le fais chaque matin, puis je trie et classe les fichiers avant de lancer la fabrication du film de la nuit, qui tantôt ne dure qu’un quart d’heure parce que le temps doux et humide était particulièrement propice à la cueillette des lombrics sans doute, tantôt dépasse l’heure parce qu’ils se sont attardés sur le perron et consacrés pleinement aux travaux de terrassement, de nettoyage et d’enfouissement de la litière.
Le soir venu, je visionne en continu ces images qui me plongent dans leur intimité autrement qu’en affût, puisque je peux les suivre d’une gueule à l’autre et jusqu’à leurs latrines, tout le site étant illuminé en alternance ou simultanément par la lumière éclatante de projecteurs qu’ils ne perçoivent pas mais que les caméras captent et amplifient, si bien qu’il est difficile de s’imaginer que tout ce que l’on voit se déroule en fait dans le noir total.
La sortie s’effectue avant vingt heures, par la gueule 3 (celle de l’émergence des blaireautins) pour la blairelle, par la gueule 1 de l’esplanade pour Courage et Prudence – je n’ai encore aucune preuve de l’utilisation d’autres entrées. Ce qui surprend d’abord dans ce ballet nocturne des trois blaireaux, c’est leur capacité à s’éviter. Ils accomplissent à peu près les mêmes trajets, effectuent peu ou prou les mêmes gestes, mais rarement ensemble. S’ils étaient les propositions d’une phrase complexe, on les dirait juxtaposées, coordonnées à peine, en aucun cas subordonnées.
Vara seule s’occupe en premier de nettoyer le terrier et d’en extraire bruyamment de prodigieuses quantité de gravats qui dévalent assez loin dans la pente. Courage bien après vient renifler, puis Prudence. La blairelle enfouit la litière dans la gueule 3, Courage dans la gueule 1, mais jamais je ne les vois travailler ensemble (alors que j’ai vu le couple fondateur, Cheg et Vara, œuvrer de concert aux préparatifs de ce qui allait être la chambre de naissance). Mieux, quand Courage seul se contorsionne pour ramener sous son ventre les pelotes de feuilles qu’il enfourne – ce qui réclame manifestement un gros effort – Prudence est présente dans le champ mais ne l’aide pas. Elle regarde ailleurs. Elle ne semble même pas s’apercevoir qu’il est là, et ne se pousse pas quand elle le gêne pour ramener les feuilles – parfois, elle lui court après comme pour jouer et se précipite dans le terrier après lui. Il y a là une façon d’être ensemble sans y être qui déconcerte.
Souvent, la séance de travail est précédée d’un long moment d’attente à l’entrée du terrier. J’ai d’abord cru que c’était la proximité des vaches qui rendait Vara si hésitante, mais je la vois bâiller et s’allonger dans une position qui témoigne plutôt d’un parfait relâchement. En matière de relâchement, la palme revient cependant toujours à Prudence, qui est celle qui reste le plus souvent et le plus longtemps toute seule sur le perron à s’étirer, à fainéanter, à jouer les chats domestiques… Il y a aussi les longues séances de grattage et de toilettage pendant lesquelles les blaireaux en alternance calent leur corps rond dans un creux bien pratique qui leur donne toute latitude pour se mettre sur le dos et, on dirait, non pas se gratter mais plutôt se peigner assez délicatement avec leurs longues griffes. L’épouillage réciproque n’est pas systématique, et pratiqué plutôt entre Vara et Prudence à l’occasion de retrouvailles.
Le passage aux latrines se fait en début et en fin de nuit. Il y a quelques jours le pot débordait, offrant un amoncellements d’étrons qu’on aurait pu croire humains. L’odeur n’en était pas très forte, et quelques mouches et carabes s’en nourrissaient. Puis Courage est venu, s’est mis à creuser furieusement avant de déféquer lui-même juste devant la caméra – que j’ai déplacée en estimant que je passais les bornes de l’indiscrétion, puis remis en place parce qu’après tout, cette gêne relève du préjugé humain et qu’il me semble important de noter les heures de passage aux toilettes ainsi que la direction qu’ils empruntent en partant.
Parfois je les vois partir au loin vers les champs, les vergers, où je ne peux plus que les surprendre ponctuellement. J’imagine leurs mille trajectoires partout dans ma vallée, jusqu’au terrier de la Citadelle ou au col de Champ-Laurent peut-être, où j’ai enfin pu filmer, parmi une procession de chamois, de sangliers et de cerfs, deux passages de blaireaux. Je songe à tous ceux qui risquent leur vie sur les routes de la plaine, dont on me rapporte désormais les accidents (« Monsieur, monsieur, à la sortie du Touvet ce week-end… à Goncelin !… près d’Allevard !… ») et si ça continue, je le crains, les dépouilles… (peut-être faudrait-il créer, en parallèle au travail effectué par l’O.F.B., un réseau de suivi des collisions, comme il en existe pour les échouages de cétacés, en formant les gens à la collecte de données…). Puis je reviens à mon terrier, aux images suivantes qui montrent Vara fermer la boucle de la nuit en rentrant toute trempée, hirsute, harassée, vers sept heures.
Ainsi tournent les trois blaireaux sur le circuit de la forêt. Comme toujours, ce qui se passe au loin m’échappe, ces longues séances de cueillette et de chasse dont je vois les résultats dans les latrines et la graisse accumulée, et ce qui se passe à l’intérieur où j’imagine qu’ils dorment tous ensemble dans la même chambre – à moins que les blaireautins n’en occupent une à part, comme semble le suggérer le fait qu’ils sortent de leur côté.
Il serait cependant trompeur de croire qu’ils ne font que partager l’espace en colocataires indifférents. Un soir j’ai la surprise de voir Prudence et Courage se mettre à jouer, à jouter, tout comme autrefois, reprenant leurs cabrioles, leurs culbutes, leurs courses de chevaux à bascule, leurs bonds désormais fort balourds, leurs combats simulés museau contre museau, pendant quelques minutes. Et puis, quand l’un ou l’autre du trio s’est absenté un peu trop longuement, les manifestations de contentement lors des retrouvailles sont évidentes : ils s’embrassent, se frottent, se marquent, s’épouillent. Par ailleurs, une tâche n’exclut pas l’autre, car à plusieurs reprises Courage en ramenant des feuilles trouve et croque goulûment des châtaignes, que Prudence vient manger également – on frôle le partage de nourriture…
L’impression finalement qui se dégage de ces heures d’observation est celle d’une famille unie sans être étouffante, d’une entente paisible, distante et respirante, sans hiérarchie mais pas sans tendresse. Je donnerais cher pour savoir comment ils passent leurs nuits, c’est-à-dire mes journées : serrés les uns contre les autres, ou chacun pelotonné dans son propre lit de feuilles ? Je ne saurai jamais…
07/10/25

