Un jeu de piste (nuit du 7 au 8/10)

À résumer le déroulement des nuits en passant sur les détails et en insistant sur les constantes, on pourrait croire que la vie des blaireaux et celle du méliphile qui les observe sont dorénavant réglées comme papier à musique, répétitives et monotones. Ce n’est pas le cas. D’abord, la répétition permet de percevoir les variations, et puis surtout l’inattendu s’invite, ou peut s’inviter, à tout moment.
Le film de la dernière nuit n’est pas long, un quart d’heure seulement contre près de trois la nuit précédente, mais surtout il ne comporte semble-t-il qu’un seul personnage : où sont passés les deux autres ? D’emblée je me suis douté qu’il y avait eu peu d’activité cette nuit-là. L’esplanade n’avait pas été ratissée, les cônes de déblaiement n’avaient pas changé et, de façon plus étonnante, nul passage aux latrines n’avait été enregistré par la caméra que je consulte à distance : non seulement le pot était vide, mais son contenu avait été manifestement dispersé et recouvert pendant l’opération de l’autre jour que je croyais être le creusement d’un nouveau trou.
Je regarde les images, sur lesquelles un seul blaireau, donc, patiente sur le perron à 19h40. Est-ce Prudence, comme je suis tenté de le croire ? Nommer les blaireaux par leur attitude supposée, ces deux pôles comportementaux que sont le « courage » et la « prudence », ainsi que je l’ai fait et que d’autres l’ont fait avant moi, présente le vrai risque d’effacer les individus, soit exactement le contraire de ce pourquoi on les nomme. Si j’appelle Prudence le blaireau qui reste au terrier et Courage celui qui s’en va en premier, c’est pratique et cohérent mais peut-être complètement faux, puisque Courage se reposant devant son trou devient Prudence et Prudence, Courage, dès lors qu’iel repart en vadrouille d’un pas un peu assuré. Qu’est-ce qui me prouve que mes blaireaux ne sont pas tantôt l’un, ou l’une, et puis l’autre ?
La marque à l’oreille. Elle est encore visible et me permet de confirmer que celui ou celle que j’appelle Prudence et bien doté d’un caractère si nonchalant qu’il confine à la mollesse. C’est bien Prudence que j’ai vu ces temps-ci se gratter longuement et presque s’assoupir dans les feuilles que Courage pendant ce temps ratissait énergiquement, c’est bien Prudence qui bâille si fort, s’étire si bien et s’endort devant le terrier, en règle générale. Elle seule a, depuis le début, cette manière d’attendre en faisant les cent pas, en humant et regardant la nuit avec l’air de quelqu’un qui s’inquiète ou s’ennuie. Il émane de toute sa personne quelque chose de doux, de fragile et d’intranquille. Chez les blaireaux aussi il faut croire qu’on est plus ou moins contemplatif ou actif, en avant ou en arrière, prompt à bondir ou à dormir – ce qui n’est pas étonnant, puisqu’on l’observe communément non seulement chez les gens mais chez nos chiens, chats ou chevaux, qui ont comme on dit leur caractère, leur façon d’être.
En regardant ces images du soir, je pense donc spontanément qu’il s’agit de Prudence, avant que le blaireautin ne se mette à ratisser brièvement et que je constate qu’il n’a pas de marque à l’oreille : c’est donc Courage qui reste seul sur le perron, puis va manger quelques châtaignes sur l’esplanade ! Par où Vara et Prudence sont-elles donc sorties ?
À 1h12 Courage ressort par la gueule 1, sans que je l’aie vu entrer. Il va manger sur l’esplanade des insectes ou des châtaignes, puis c’est enfin Prudence (marque bien visible) qui passe à son tour et s’installe pour un bref moment de toilette et finalement s’allonge devant la gueule, descend s’installer devant la gueule 3 et s’allonge à nouveau dans une attitude décidément typique. Elle flaire, met son museau dans les feuilles, entre ses pattes, mais jamais n’esquisse le moindre geste de ratissage. De temps à autre on entend des châtaignes tomber et rouler dans les feuilles, ce qui donne l’impression d’une forêt peuplée de bêtes. Prudence cale ses fesses dans le creux du perron et nettoie son pelage comme le ferait un chat, puis de nouveau se renverse sur le flanc et s’étire. À 1h54 elle remonte de quelques pas vers l’esplanade, puis redescend reprendre son poste de guet olfactif et de toilettage, avec cet air toujours incertain, un peu paumé, un peu rêveur… De nouveau les clarines des vaches toutes proches résonnent, elles non plus ne dorment pas. À deux heures Prudence repart sur l’esplanade, suivant toujours la même sente, d’où revient peu après sept heures un seul blaireautin – je ne sais pas lequel.
Il y a des failles dans le système de surveillance de mes caméras, que je vais devoir déplacer pour essayer de comprendre. Ainsi le jeu de piste est-il une fois encore relancé…
08/10/25

