Journal d’un méliphile, août 2025

Bande à part (1) – Meles meles en marge des lettres : chasseurs et naturalistes (2) – Comptes à rebours (3) – Meles meles en marge des lettres : écrivains (4) – Terreurs dans la forêt (5) – Meles meles en marge des lettres : post-scriptum (6) – Voir l’invisible (7) – Ghost buster (8) – La Citadelle (9) – La Citadelle, deuxième affût (10) – La nuit de Vara (11) – Orage sur la Citadelle (12) – Strella, la ratisseuse (13) – Un cri dans la nuit (14) – Autoportrait au blaireau (15) – Le blaireau existe ! Littérature jeunesse, dessin & photographie (16) – Partis pour durer (17) – Le monde mystérieux des blaireaux (18) – Pré-rentrée aux terriers (19) – Bibliographie (20)

 

 

Bande à part

 

 

Ça filme, ça tourne en discontinu et l’on attend les rushes du Grand Film des Blaireaux…

À 3h41,  Courage en solo fait bande à part mais, jamais à bout de souffle, traverse le champ de la caméra plus vite encore qu’Anna Karina, Samy Frey et Claude Brasseur les salles du Louvre dans le film de Godard, à croire qu’il se sait espéré et filmé, et s’en amuse… Une heure plus tard, Prudence, distancée, parvient à son tour au terrier et suit exactement le même itinéraire. Ce sont les seules apparitions des blaireaux depuis la grande nuit du terrassement sous la pluie.

Acteurs secondaires de cette comédie muette en noir et blanc dans un décor très réaliste de racines et de radicelles, les mulots forestiers sautillent en accéléré jusqu’à ce que, dans la nuit du 1er au 2 août à 2h10, une hermine véloce autant que féroce s’immisce dans le champ et s’engouffre dans la gueule n°3 pour se livrer au carnage qu’on imagine (à l’intérieur ce doit être un film d’horreur) – à moins que ce ne soit pour piquer un roupillon digestif dans la literie des blaireaux…

Un renard roux dépenaillé défèque. Un chevreuil aux bois sans ramifications, lisses comme des poignards et donc prodigieusement dangereux en cas de combat, passe à son tour, à 3h12. Les blaireaux restent invisibles.

Ils exagèrent. Comme si vivre sous terre et de nuit ne suffisait pas, ils en rajoutent dans la fuite. À l’instar de l’art préhistorique des grottes ornées qui ne fut découvert qu’au tout début du XXème siècle, plus secrets encore que ces chiroptères dont les moyens scientifiques contemporains nous permettent depuis peu d’entendre les voix et de percer quelques-uns des mystères mais qui, au moins, occupaient une place dans l’imaginaire collectif et la culture populaire, les blaireaux commencent seulement à sortir du long tunnel de notre ignorance. Jamais on n’avait pu les voir comme aujourd’hui. Mais on ne peut pas dire qu’ils y mettent du leur, et ce serait mentir au lecteur que de prétendre que leur observation est si facile !

Hier j’ai regardé un documentaire (allemand) de Günter Goldmann au titre (anglais) prometteur : The secret life of badgers (dans la version française, Le blaireau, ce furtif voisin). La promesse du titre est en partie tenue, grâce à une scène d’allaitement filmée à l’intérieur du terrier avec deux blaireaux et une blairelle étendue sur le dos, paupières fermées, épuisée et béate. Le commentaire précise que les blaireautins sont âgés de deux mois et n’ont pas été filmés auparavant pour éviter le dérangement, et aucun des trois en tout cas ne semble dérangé… La scène est si touchante qu’elle devrait à elle seule justifier l’interdiction totale de l’odieux déterrage, mais elle permet surtout de voir ce que personne auparavant n’avait pu voir, puisque les blairelles n’allaitent jamais en dehors de leur terrier : en plusieurs décennies d’affûts, Robert Hainard dit n’avoir jamais observé d’allaitement, ni même de tentative d’allaitement…

Mais pour le reste, le documentaire ne peut que broder autour des images du terrier. Il ne peut pas montrer ce que fait le blaireau pendant ses journées souterraines ni ses nuits de vadrouille, alors il parle d’autre chose, il montre d’autres bêtes (chouette de Tengmal, pic noir, sangliers, chevreuils, lynx, chat forestier…) – il meuble comme je le fais moi-même depuis que mes blaireaux ont disparu. Du blaireau, on ne peut voir que des bribes. Ainsi le mystère reste-t-il entier : le mystère de leur vie, mais aussi le mystère de ce que ce dévoilement partiel et inédit nous apporte, et qui est ici ramené à de belles images noyées, comme souvent, dans un sentimentalisme anthropocentré.

Nous avons découvert l’art des grottes quand, parvenus à un certain stade de notre histoire culturelle, il nous a été non seulement possible de le faire mais où cela a correspondu à une nécessité obscure, confuse, mais vitale. On sortait d’une vision de l’histoire des arts marquée par la religion et l’illusion d’un progrès. L’art pariétal nous enseignait et nous enseigne encore quelque chose, mais on ne sait pas bien dire quoi – tout au plus ressent-on que c’est important, que cela concerne notre capacité à continuer à vivre sur terre, et le discours s’arrête là.

Je pense qu’il en est de même des blaireaux, car la nature exacte de ce qu’ils nous révèlent, ou plus exactement de ce que le regard neuf que nous pouvons poser sur eux est susceptible de nous apprendre sur eux, sur nous et sur les liens qui nous unissent, reste dans le flou.

Un pitch, me disait Valérie, doit donner envie d’en savoir plus, sans craindre d’être un peu mensonger, un peu décalé par rapport à la réalité de ce qui est ensuite raconté (Les Français et la nature, pourquoi si peu d’amour ? me semble un bon exemple de titre-pitch particulièrement accrocheur, même si ce n’est pas tout à fait la question qui se pose, même si on ne peut pas vraiment répondre). The secret life of badgers ou bien Ceux que la nuit nous cachait sont un peu du même tonneau, je crois : comme si, soudain, la sagesse et la connaissance au sujet du blaireau et du monde étaient venues nous illuminer ! Force m’est de constater que mes blaireaux déjouent mes plans, mes attentes, mes espoirs, que le mystère s’épaissit à mesure que j’accumule les lectures et les tentatives d’observations, et que cette dérobade même fournit à ma méliphilie un carburant terrible (si c’était plus facile, je m’obstinerais moins).

Pendant ce temps, les caméras attendent. On tourne sans scénario avec des acteurs espiègles, rebelles ou indifférents. On improvise. C’est Meles meles chez Godard ou Herzog…

02/08/25

 

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