Les images de la nuit (1) – La preuve par l’image (2) – Meles meles qui se défend (3) – Des fleurs pour les blaireaux (4) – Propositions juxtaposées (5) – L’abandon de la Citadelle (6) – Un jeu de piste (7) – Dix nuits au terrier, carnet d’observations (8) – Aimer, c’est s’inquiéter ! (9) – Les blaireaux travaillent de concert (10) – Dans les interstices du monde, au Grand Bivouac d’Albertville (11) – Une mare pour l’avenir (12) – Dix nuits sous la pluie, carnet d’observations (13) – « Pour une cohabitation pacifiée avec la faune », entretien avec Catherine Le Troquier (14) – Bibliographie (15).
Les images de la nuit

Tôt ce matin, juste après le coucher des blaireaux, juste avant le travail, je file à travers champs, contourne le troupeau de vaches parce que je garde un mauvais souvenir de tarines belliqueuses qui m’avaient chargé, m’enfonce dans le bois et récupère en hâte les cartes des cinq caméras disposées autour du terrier. Je m’empresse de retourner à la maison pour les insérer dans l’ordinateur, en gardant celle de la gueule principale pour la fin…
Une fois de plus les caméras périphériques n’ont enregistré que quelques passages, mais cette fois, celle de la caméra principale ne semble pas s’être déclenchée : il n’y a rien, pas une image. Ce n’est pourtant pas possible, car la lueur que j’aperçois devant le terrier grâce à l’une des autres caméras prouve qu’il y a bien eu au moins un déclenchement – et puis, les blaireaux n’ont pas pu me faire faux bond à ce point, ils ne sont pas repartis !
C’est dans ces moments-là que l’on mesure l’ampleur de l’addiction… L’heure tourne, il est temps d’aller au travail et pourtant je retourne au terrier. J’ai beau avoir ritualisé les gestes à accomplir (cartes de rechange en bas à gauche de ma veste multi-poches, cartes récupérées en haut à gauche, batteries rechargées en bas à droite, batteries usagées en haut à droite…), il est possible que je me sois trompé – même si j’ai le souvenir d’avoir effectué correctement la manipulation. Je refais le chemin en courant, passant cette fois sans précaution au milieu des vaches encore assoupies qui me considèrent avec un très vague intérêt. En sueur dans l’air froid je grimpe au tronc, retire tant bien que mal la carte (l’opération n’est pas si évidente car l’emplacement est à peine accessible) puis repars au pas de course en slalomant entre les vaches, salut les belles, qui cette fois meuglent un peu.
Sans trop y croire j’insère la nouvelle carte dans l’ordinateur : rien. C’est incompréhensible. Je pars enfin au travail. Que l’écraseur de blaireaux qui colle à mon pare-chocs arrière patiente, mon humeur maussade et le fait que je sois en retard ne me feront pas dépasser pour autant les limitations de vitesse, y compris dans la « zone 30 » du village voisin où ont été tués, ces derniers jours, deux hérissons et un chevreuil… Il n’a qu’à lire l’autocollant collé sur mon pare-brise : « slow down, give the badger a brake ! » (Il faudra que je mette une traduction, car ce chauffard ne comprend manifestement pas.)
Ce qui m’attend au retour dans la boîte aux lettres est mieux qu’un lot de consolation, et fait basculer ce premier jour d’octobre sur le bon versant de la mélimanie.
Les veilleurs de nuit, nos voisins mammifères, de Daniel Magnin et Pascal Bourguignon, dont j’ai évoqué en août la parution, est un enchantement. Il y a là de quoi combler bien plus que le manque du matin : des images parfaites qui révèlent la féérie de ce monde de la faune nocturne dite « ordinaire » comme jamais encore il n’a été possible de le faire, et raffermit encore le sentiment d’être engagé dans un discret mouvement collectif non de « reconnexion avec la nature » ou de quoi que ce soit qui commencerait par « re », mais de projection vers quelque chose de vraiment neuf. La technique bien maîtrisée nous permet de « percer les ténèbres », et l’on découvre que le mulot attaqué par la hulotte peut lui échapper en volant, lui aussi, tout comme le lérot, que le lièvre et le blaireau d’Europe vivent dans des décors dignes de l’Amazonie, que des créatures aussi stupéfiantes qu’un blaireau albinos peuplent la nuit… (Je songe alors que le premier blaireau observé lors du premier affût par Emmanuel Do Linh San était un albinos : on comprend encore mieux qu’il ait été saisi, saisi au point d’abandonner la grande faune africaine pour se consacrer des années durant au blaireau…)
Les images défilent, qui intègrent toujours l’animal cadré d’assez loin dans le paysage de son milieu, tout comme les dioramas du Muséum de Genève qui furent pour l’enfant que je fus (je l’ai assez répété) l’un des points d’ancrage de l’émerveillement naturaliste, et dont je revis ainsi à l’improviste un écho que ne trouble pas la conscience de la mort puisque, de fait, tous ces animaux photographiés ont été et sont peut- être encore en vie !
Parmi les fouines, chevreuils, sangliers, lérots, chouettes, mulots, hérissons, renards, chats forestiers ou ces sympathiques exotiques que sont les ragondins et les ratons laveurs, le blaireau occupe une place de choix, à commencer par celle de la couverture qui, dieu merci, refuse la facilité de montrer un cerf aux grands bois. Le voici qui traverse un cours d’eau sur un tronc dans ce qu’on pourrait croire la lumière argentée de la lune – il s’agit en fait de flashs équipés de filtres « qui ne transmettent que le rayonnement infrarouge » pour ne pas déranger et savamment disposés pour « atténuer les ombres, mais aussi renforcer la présence de l’animal en le cernant d’un fin liseré lumineux » : ainsi nul autre que le photographe, puis le lecteur du livre, ne peut voir ces scènes, authentiques créations artistiques en lesquelles s’invente un nouveau rapport au monde vivant.
Les enceintes diffusent dans mon terrier le CD Noctivagans de Marc Namblard, qui accompagne le livre. Je parcours les pages dans un sens, puis dans l’autre, puis tout à fait au hasard, retrouvant avec bonheur ces attitudes familières du blaireau aux aguets ou en quête de lombrics, et puis…
Et puis je me dis que ce n’est pas possible, que mes images de la nuit sont forcément quelque part. Je consulte à nouveau toutes les cartes vides, puis repars au terrier. Les vaches, maintenant, je leur dis bonjour, et sans aucun détour (même si la conscience du sort qui in fine les attend à l’abattoir au mieux me met mal à l’aise, au pire me fait pleurer). Me voici pour la troisième fois juché sur le tronc en face de la gueule principale, quand je pense que naguère je me refusais à venir plus d’une ou deux fois par semaine pour ne pas déranger ! (Il est vrai qu’à cette heure les blaireaux dorment, et qu’ils connaissent mon odeur.) Cette fois, je consulte la carte sur l’écran de la caméra : toutes mes images y sont ! Je retire la carte, en place une autre, rentre en courant, l’insère dans l’ordinateur : le dossier est vide… Cette fois, il ne me faut cependant pas longtemps pour trouver le sous-dossier où, de façon aussi perfide qu’inhabituelle, les dites images ont été enregistrées, que je consulte enfin.
Rumeur nocturne d’insectes et de bêtes qui piétinent parmi les feuilles. Vara est seule, assise sur le perron, et, flairant à gauche, flairant à droite de façon prolongée, parait inquiète. Qu’est-ce que c’est que ces piétinements ? Ils la dérangent, c’est évident, et quand des bogues roulent jusqu’à elle la voici qui se précipite à l’intérieur du terrier… Je comprends qu’en fait, Vara comme moi se méfie des vaches qui se sont approchées cette nuit tout près du terrier, et qu’elle associe peut-être à la morsure du fil électrifié qui traîne sur le sol. Elle a raison de se méfier. Après tout, c’est à cause de l’élevage qu’en Grande-Bretagne ou en Irlande on continue d’abattre des blaireaux par centaines, malgré l’absence de consensus scientifique concernant le rôle qu’ils jouent dans la propagation de la tuberculose bovine et les moyens d’y remédier – et j’imagine déjà en tremblant les conséquences qu’auraient en France une épidémie comparable… Ainsi, Vara hésite-t-elle longuement, de 21h39 à 22h45 exactement, puis elle finit par s’en aller.
Un peu après deux heures survient un blaireautin qui marque devant le terrier, renifle tous les endroits où Vara s’est attardée, marque à nouveau la grande racine devant le toboggan. Il n’a pas de marque blanche à l’oreille droite, ni l’énorme ventre de Vara : je continue à penser qu’il y a bien trois blaireaux, et donc que les deux blaireautins sont vivants et présents avec Vara, mais je n’en ai toujours pas la preuve irréfutable que seule donnerait une image les rassemblant tous, celle-là même que j’espère découvrir chaque matin et qui me fait courir…
Le blaireautin descend le toboggan, le remonte, pénètre dans le terrier. Trois quarts d’heure plus tard c’est Vara seule qui en ressort et, comme un énorme chat, se livre sur le perron à une longue séance de grattage et de nettoyage avant de repartir. Elle rentre un peu après 5h30 par le haut du terrier et renifle tous les endroits où est passé Courage. Une hulotte crie, c’est encore la nuit noire. Elle disparait à l’intérieur. À 5h48 survient par le bas un blaireau tout trempé : est-ce que c’est elle – auquel cas elle est sortie par une gueule forcément éloignée, puisque celles du terrier principal sont surveillées par une caméra ? La façon de marquer et l’allure générale m’évoque plutôt Courage, qui entre à son tour dans la gueule 3. À 6h18 voici encore un visiteur, tout aussi trempé, qui pénètre par la même entrée sans s’attarder ni me permettre de bien voir son oreille droite ni son ventre. L’une des caméras qui surveille le bas du toboggan me confirme qu’il s’agit probablement de Prudence, précédée de Courage et de Vara, mais comme je crains de me tromper !…
La nuit venue, je rêve d’un passage secret qui relie ma maison à une autre inconnue. Je me faufile dans des galeries étroites qui débouchent sur une chambre qui est tout à la fois la chambre de mon enfance et celle de l’enfance de mes enfants. Ma mère m’y attend, occupée à tricoter un pull en grosse laine bleue que je reconnais. « Je suis remonté un peu loin, songé-je, je n’en demandais pas tant : juste qu’elle soit vivante, et me dise s’il se peut comment sont agencées les galeries du terrier et si les deux blaireautins sont vraiment là… »
01/10/25

