Route, septembre 2014

 

 

 

LES ROUTES DU RETOUR 

 

 

Quand vient, de plus en plus tôt, la fin de l’après-midi, il semble que le soleil de septembre redouble d’intensité. On se dit, sans y croire, qu’on a encore tout son temps. On peut quand même flâner sur la route du retour, où l’on croise des passants qui, eux aussi, semblent flâner.

C’est encore une très belle journée d’automne, avec un peu de vent pour faire valser les feuilles et dans le ciel pâle les paraphes aveuglants des nuages. Les noyers couverts de fruits ternissent à mesure que les gangues se fendent…

Je traverse tout cela avec une sorte de fatigue automnale, de lassitude modérée. En règle générale je n’écris guère, on n’écrit guère sur les retours. C’est dans le départ qu’on trouve plus souvent la fraîcheur, la vigueur, la capacité d’étonnement propices à l’écriture (c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus vivant dans la vie).

Il semble que la seule perspective d’être engagé sur un chemin de retour court-circuite le chemin, comme si on était déjà rentré, comme si c’était déjà fini – et c’est ainsi qu’on se dit, bien avant l’arrivée, que « c’était tout de même une belle promenade »…

Il y a sans doute la fatigue du voyage, ou de la journée, qui fait qu’on est moins disposé à faire l’effort de regarder et de dire. Mais à bien y réfléchir c’est un peu inquiétant : puisque me voici engagé dans ce qui ne ressemble pas encore à une dégringolade mais au moins à une redescente — disons, la deuxième moitié d’une vie que j’espère, comme tout un chacun, mener le plus loin possible, mais dont je doute qu’elle puisse de quelque manière que ce soir s’achever par une apothéose ou un triomphe… —, cela signifierait qu’il faudrait aller vers toujours moins de choses à dire et à voir, avec toujours moins d’ardeur ?

Nicolas Bouvier, comme bien d’autres, évoquait cruellement cette usure. Mais il y a aussi des sursauts dont il est bon d’apprendre à maintenir la possibilité, des étonnements tardifs qu’on peut peut-être essayer de cultiver, de susciter (même si on sait à quel point la capacité de voir vraiment, c’est-à-dire d’être touché profondément par ce qui nous est donné à voir, ne dépend pas de notre volonté).

Me revient en mémoire Colette évoquant de façon si poignante sa mère qui, parvenue à un âge avancé, se levait de plus en plus tôt le matin pour profiter de l’aube et regarder le jardin qu’elle ne verrait bientôt plus ; mais aussi l’éblouissement un peu halluciné de ma propre mère devant cette fin d’après-midi de juillet dont elle s’était réjouie qu’elle semble se prolonger alors qu’elle la croyait finie, et regardant alors, et humant le parfum des fleurs et des fruits ainsi que l’odeur de mon plus jeune fils qui s’était serré contre elle, et s’exclamant comme Dieu au premier jour de sa divine Création « que tout cela était bon »…

J’ouvre grand les yeux sur mon chemin de retour.

Un bouquet de pensées mauves a percé le vieux mur, agrippant ses maigres racines à une faille.

Les bogues des châtaignes, le rouge des roses et des géraniums, les prés qui restent verts, les pommes jaunes qui jonchent le chemin, l’escalier couvert de ronces, la Croix de Savoie en dessous du panneau du village (cette croix blanche sur fond rouge pour laquelle j’éprouvais autrefois, quand j’étais loin, un attachement enfantin) : tout semble briller, reluire comme une bassine de cuivre fraîchement briquée.

Je remonte la vallée. Les immenses troncs entassés au soleil ressemblent à des bêtes échouées, et la forêt a reculé là où j’observais naguère les processions de cerfs – mais on peut voir au loin, plus loin.

Je traverse très lentement la forêt, et mon regard se faufile entre les barreaux noirs des troncs.

 

22 septembre 2014 

 

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