Route, septembre 2014

 

 

 

À LA LUMIÈRE D’AUTOMNE

 

 

Les nuages accrochés au ciel lilas s’effilochent en petits bouquets fauves. Panaches de brouillard, lacs de brume entre les collines. Je traverse une fois encore ce paysage automnal où je joue un rôle capital qu’il serait injuste de minimiser ou de dénigrer sous prétexte de pollution automobile : alignés le long des vergers les geais, les pinsons, les pies et les corneilles attendent que je vienne écraser, en roulant sur elles, les noix fraîchement tombées (ou peut-être même déposées par leurs soins). Avec ces quelques centaines de kilos de tôle et de plastique qui me sont nécessaires pour me déplacer, je ne suis à leurs yeux qu’une sorte de casse-noix démesuré, mais très utile…

Je roule plus lentement que jamais, n’exaspérant que les rares voitures qui circulent en cette heure matinale, et risquant parfois quelques embardées car je me suis muni aujourd’hui d’un appareil photo.

Écrire en conduisant, c’est-à-dire avant tout écrire en étant attentif autant que possible à tout ce que l’on peut voir sur, autour, au-delà de la route, n’était déjà pas une sinécure ; quand on y ajoute l’appareil photo cela devient périlleux (à quand la caméra embarquée ?).

Il faut cependant avouer que l’intérêt que je pouvais porter à ce moment a priori un peu mort de la journée est encore ravivé par le désir d’en rendre compte.

J’ai travaillé hier à la mise en ligne de quelques-uns des textes qui constituent cette rubrique imprudemment intitulée « Sorties de route », que j’espère prolonger quelque temps. Ce qui me frappe dans ces lignes brutes, non travaillées, c’est avant tout le peu qu’elles disent, le peu qu’elles sont, et tout le blanc, tout le silence autour d’elles.

Cela ressemble à la pêche. De longues heures d’attente, des journées entières pour si peu de poissons ! Et encore faut-il ensuite les préparer, ôter les arêtes et la peau : il ne reste vraiment pas grand-chose dans l’assiette ! C’est pire encore avec la pêche industrielle, puisqu’il paraît que, s’il fallait mettre sur la table tout ce qu’il a fallu prendre comme dauphins, tortues, hippocampes ou poissons aussitôt rejetés afin de proposer un tout petit morceau de thon ou de dorade, il faudrait une assiette de trois mètres de diamètre. Rendre lisibles ne serait-ce qu’une partie de ces brouillons quotidiens, c’est un peu comme poser sur la table de la Toile une telle assiette…

Cette activité brouillonne et répétitive ne dispense pas du nécessaire travail rétrospectif. Si, en tout cas, la nécessité de ce travail un jour s’impose (à la suite d’un accident ayant entraîné une immobilisation forcée et prolongée par exemple), il faudra faire des choix draconiens, trier, relire, etc. Je revivrai alors d’une autre manière cette route, comme j’ai pu revivre la Guyane en écrivant L’éloignement…

La combe d’Allevard cependant est superbe, toute nimbée de brume, mais d’une brume lumineuse, éclairée de l’intérieur par ces nuages d’altitude couleur de chamois (de la livrée crème du chamois en été). 

Lumière diffuse, très douce, qui est un vrai baume pour le regard. 

Lumière pour yeux fatigués, lumière qui guérit des larmes. 

Une femme court dans cette lumière-là, très concentrée, la tête penchée en direction du sol, un peu dégingandée, à tel point qu’on pourrait craindre qu’elle ne s’emmêle les jambes et trébuche. 

Tous les passants qui baignent dans cette lumière, la femme qui court, les collégiens qui traînent des pieds, les gens qui vont ou qui sont déjà au travail en train de nettoyer au karcher les bennes à ordures ou de réparer un moteur, apparaissent tels qu’ils devraient toujours apparaître : touchants et beaux.

 

25 septembre 2014

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

Ce contenu a été publié dans 2014. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.