Route, septembre 2014

 

 

 

LE CHAR EST FRAGILE

 

 

Une voiture fonce sur moi, qui roule à vive allure sur le côté gauche de la route ; mon coup de frein brutal envoie valdinguer valise et lunettes, et l’on frôle l’accident — c’est-à-dire qu’on l’évite une fois de plus.

À part ça, route tranquille. Le rituel des feux rouges. À cette heure matinale les prés sont couverts de rosée froide et les travaux commencent à peine. On croise les ouvriers qui vont eux aussi au travail. À l’arrêt du bus, trois enfants, une mère. Des poiriers coulent des larmes figées, des larmes de sève verte, de grosses larmes pareilles à des accessoires de théâtre. (On pense aussi à des décorations de Noël, tant ces petites poires ressemblent à des bibelots en plastique, des jouets de dinette.) Chevaux gris dans l’herbe verte. Le vert pâle, terne, vert olivier peut-être, allant sur le bronze, des saules têtards. Tout ça va trop vite. Le paysage va trop vite. La voiture va trop vite. Les saisons vont trop vite. Et aucun feu rouge, aucun panneau stop pour ralentir cela. (L’accident pourrait ralentir, et même arrêter.)

J’ai rêvé un temps de faire de ce trajet une manière de chef-d’œuvre. M’entraîner de jour en jour à me laisser aller, à me fondre dans la route, dans ses tours et ses détours, dans ses tournants, dans ses courbes, dans ses replis et ses montées. Dans ses effondrements. En mettant bout-à-bout toutes les bribes qui font état des moments où j’ai pu entrevoir ce chef-d’œuvre d’abandon et de présence qu’aurait pu être un tel trajet idéalement vécu, je pourrais donner l’illusion d’une expérience pleine et continue. Ce serait une manière de supercherie. Je préfère plus modestement et plus honnêtement accumuler les brouillons, car chaque trajet n’est guère qu’un brouillon, avec ses maladresses, ses redites, ses ratures, ses silences, ses moments d’absence ou d’égarement. Avec aussi ses étonnements, lorsque surgit l’inattendu de tel fragment de ciel bleu très intense du côté des Grands Moulins, au milieu des nuages, ou bien de cette légère brume qui baigne toute la combe et rehausse les premières dorures de l’automne.

De cette accumulation d’images il n’y a sans doute pas grand-chose à attendre ; et pourtant, on les accueille avec intensité, reconnaissance parfois. On se laisse toucher. Ces petits villages enchâssés dans les méandres de la route, blottis dans la vallée comme des bêtes, on voudrait les étreindre. Au moins on n’aura pas traversé sa vie en aveugle, blindé comme un char d’assaut. Le char que l’on conduit est plus léger, plus fragile qu’il ne semble.

 

2 septembre 2014

 

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