Vigie, avril 2014

 

 

 

ÉLOGE DU VERRE

 

 

 

Par le verre, [l’architecture] s’ouvre au jour, elle modifie intégralement son rapport entre l’extérieur et l’intérieur, elle écrit dans les murs des partitions d’ouvertures qui la rythment : la fenêtre devient l’élément fondamental de l’écriture…

Jean-Christophe Bailly [1]
    

La pluie est revenue, qui brouille les images, jette au sol comme grains de riz après un mariage les dernières fleurs blanches du poirier et fait gronder une rumeur que l’homme abrité trouve apaisante et que le merle — cette tache sombre à gauche de l’image — se contente de subir sans autre commentaire que les trilles inaudibles et d’autant plus obstinés de son chant. 

Une fois de plus on admire les lavis changeants peints par la pluie sur la fenêtre de toit, et l’on mesure tout ce qui nous sépare du célèbre haïku de Buson : « Averse d’avril / ne pouvant rien écrire / comme on devient triste ! » [2]

Ces averses qui, depuis quelques jours, ont ouvert un nouveau printemps plus riche en nuées, en brouillards, en contrastes, en parfums lourds de terre trempée et de lilas épanouis, n’enferment nullement l’homme qui écrit et ne génèrent aucune tristesse. Bien au contraire, la maison, qui tend toujours à se replier sur elle-même (et il convient de surveiller ce mouvement de repli, de le contrebalancer par notre vigilance), se trouve remise en relation sonore, visuelle, olfactive avec le dehors.

« La maison, écrit Jean-Christophe Bailly dans un livre consacré à la ville, n’est pas seulement le repli (elle peut et doit le rester), elle est aussi l’unité de base, l’unité commune du dépliement : l’homme ainsi replié-déplié, ainsi ouvert, n’est peut-être ni l’animal politique d’Aristote ni l’homme habitant poétiquement la terre de Hölderlin […] mais il en contient la possibilité, le germe, il a devant lui un champ qui s’ouvre. » [3] 

Je ne sens jamais aussi bien cette possibilité d’ouverture que pendant une averse. 

Buson, qu’on imagine habitant dans quelque cabane en bambou — en tout cas dans une demeure plus précaire que la plupart des nôtres et dépourvue de vitres [4] — était moins protégé, plus proche du merle sous la pluie. L’averse ne l’empêchait pas plus d’écrire qu’elle n’empêche le merle de chanter, mais la tonalité de ses poèmes printaniers (dont beaucoup commencent canoniquement par le verset : harusame ya, « ondée printanière ») en est nécessairement modifiée, modulée en mineur. De même les habitants des maisons d’autrefois ne pouvaient-ils percevoir comme je le fais l’obscurcissement extérieur, depuis leurs intérieurs déjà tellement obscurs. Il y a, entre eux et nous, comme une révolution ; il y a entre eux et nous la distance, la transparence, l’épaisseur d’une vitre en verre.

Je voulais, aujourd’hui, faire l’éloge du verre.

*

C’est, encore, Jean-Christophe Bailly qui parle à ce sujet d’une « révolution » : « De cette révolution, nous ne sommes peut-être pas très conscients, habitués que nous le sommes à la baie vitrée de grande portée. Mais il reste qu’à travers elle on peut lire aussi l’époque des Lumières comme celle de cette ouverture au monde que la vitre en verre coulé rendit possible. Comme il y a un monde d’avant le cinéma, il y a un monde d’avant la vitre… » Et de préciser que la grande fenêtre, « par la fréquence des transactions entre le dehors et le dedans » permet d’accéder à « un monde de l’immédiateté de l’image. » [5] 

Il y a deux fenêtres dans cette pièce que j’occupe sous le toit : une haute fenêtre à deux battants qui donne, à main gauche, sur le jardin, les prés et le dos rond de Belledonne (ce matin complètement pris dans la brume) ; et une fenêtre de toit qui dessine un carré d’un mètre par un mètre et ouvre, comme on sait, sur la cime d’un poirier et le Pic de l’Huile. Je me souviens encore du jour où l’on a placé cette fenêtre, de la métamorphose qui s’en est suivie, de la fascination alors éprouvée — jamais démentie depuis, et d’ailleurs partagée par les chats (qui ne manquent pas une occasion d’aller se promener sur le toit sitôt que j’ouvre) et par les enfants (qu’il faut alors aider à se hisser jusqu’au bord afin d’accéder à cette vue qui leur est ordinairement interdite). 

Cette fenêtre, dieu merci, ne « réduit pas la pluie au silence » (ainsi que l’affirme affreusement la publicité de la marque pour ses nouveaux modèles, auxquels je me félicite d’avoir échappé). Si elle isole du froid et de la chaleur, si elle voile aussi le paysage comme le ferait le filtre d’un appareil photo (et les feuilles, le pollen, la suie, les fientes d’oiseaux s’en mêlent aussi bien souvent), elle permet avant tout de transformer la contemplation du dehors en une sorte d’échange dans lequel l’interface de la vitre a toujours son mot à dire. Cela va de l’observation des oiseaux (j’ai vu à l’instant, posé sur la branche où un tarin l’a depuis remplacé, le beccroisé, mais bizarrement déformé par les gouttes, tel qu’il n’apparaît jamais nulle part ailleurs qu’à ma fenêtre !) à celle des diverses écritures de givre, de buée, de pluie ou de neige qui forment la trame de cette chronique dont pas une ligne n’aurait ainsi été écrite sans cette incroyable invention de la vitre en verre.

*

La conscience d’une dette à payer autant que la curiosité m’ont poussé à effectuer quelques lectures à ce sujet, ce qui m’a conduit du vertige des équations chimiques aux méandres des procédés de fabrication artisanaux et industriels du verre, en passant par moult souvenirs d’églises, de vitraux, de souffleurs de verre… 

Voici, très succinctement, le résultat de ces recherches qui m’ont permis de constater que le verre est :

1. Un matériau ancien… qui a de l’avenir. Découvert à peu près en même temps que l’écriture en Mésopotamie il y a trois à cinq mille ans, le verre est transformé en vitres par les Romains au 1er siècle après Jésus-Christ. Sa structure moléculaire est caractérisée par un désordre important qui fait qu’il supporte bien les effets à long terme des radiations ; on peut donc estimer qu’il a devant lui, à l’instar des scorpions pour la faune, un avenir radieux…

2. Un produit naturel (et une leçon de transparence). Non seulement les ingrédients de base du verre sont naturels, mais on trouve même du verre totalement naturel, dès lors que des roches silicatées ont été brutalement refroidies. L’obsidienne, produite près des volcans, ou les fulgurites formées à la suite de l’impact de la foudre sur du sable, en sont de bons exemples. (Voici au passage de quoi désillusionner le poète qui penserait atteindre sans violence à la transparence de l’être-au-monde : il faut au moins le feu du volcan, de l’éclair, pour pouvoir y prétendre !…) Mieux encore, l’espèce qui produit le plus de verre au monde n’est pas l’homme mais la diatomée — une algue, constituant du plancton, qui a eu l’excellente idée de se protéger au moyen d’une coque dont le verre est fabriqué (cette fois sans violence, et le poète adepte d’une voie douce reprend ici espoir…) à partir des silicates présents dans l’eau de mer, et qui permet de laisser passer la lumière nécessaire à la photosynthèse.

3. Un artefact sophistiqué. Utilisé comme bijoux ou comme vitre, le verre est bien sûr avant tout un produit du labeur humain. L’école de soufflage de verre de Paris le définit comme « une solution solide en état de surfusion provenant de la fonte d’un mélange homogène comprenant principalement de la silice, de la soude et de la chaux». En l’occurrence, la « surfusion » du silice se produit à des températures de 1550°, soit une des températures les plus importantes de l’industrie. Pour obtenir une vitre, le verre fondu est ensuite coulé sur un bain d’étain en fusion, refroidi, laminé… (Je dois en outre ajouter, avec regret, que la production industrielle de verre n’est pas tout à fait étrangère à l’érosion accélérée des rivages : avec 15 milliards de tonnes extraites chaque année pour les besoins du bâtiment, le sable nécessaire à sa fabrication est aujourd’hui la ressource naturelle la plus consommée après l’eau…)

4. Un solide paradoxal. Le verre apparaît comme un liquide visqueux, solidifié, au même titre que la glace qui parfois le recouvre. Il aurait même la propriété de couler à température ambiante, là encore comme la glace — mais cela n’est mesurable qu’à une échelle de temps dépassant l’âge de l’univers. Si le verre n’est pas insensible à l’action de l’averse, il faudra donc un peu de patience avant qu’il ne retourne tout à fait en eau (de même le poète tendant, de ligne en ligne, vers son hypothétique et lointaine dissolution…).

5. Sur la voie du dehors, une offrande d’espace.  Au bout du compte, le verre si peu sensible au temps ouvre un au-delà de l’intime et offre à l’homme la lumière, la vision, l’espace, le dehors — sur lequel vient battre la paupière du store, de la nuit, de la grêle, ou celle de cette pluie qui, à mesure que j’écris, s’amplifie, s’assombrit, et fait de la fenêtre un hublot au travers duquel le poirier n’est plus qu’une ombre, une créature bizarre avec des tentacules, une algue ballottée par les courants marins, un morceau de corail échoué sur la plage…

 

27 avril 2014

 

[1] Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine, éditions du Seuil, 2013, p.56.
[2] Yosa Buson, Haïku, Orphée/La Différence, 1990.
[3] et [5] Jean-Cristophe Bailly, op.cit. p.135 et p.56.
[4] En 1933, dans son Éloge de l’ombre (In’ei raisen), Tanizaki Junichiro explique que pour rester fidèle à l’esprit de la maison traditionnelle japonaise, il refuse de garnir de vitres les shôji, les cloisons mobiles sur lesquelles sont collées un papier blanc épais qui laisse passer la lumière, mais non le regard et qui « étaient naguère encore la seule fermeture de la maison japonaise ». Il est à noter que l’écrivain se heurte alors à des problèmes d’éclairement et de fermeture, à la suite de quoi il imagine « de les garnir intérieurement de papier, et de vitre à l’extérieur » ce qui se solde par de lourdes dépenses et un échec : « quand enfin ils furent en place, je découvris que, vu du dehors, c’était de vulgaires portes vitrées, et que, vus du dedans, à cause du verre qui doublait le papier, ils n’avaient plus le gonflé et la douceur des shôji authentiques ». Voir Éloge de l’ombre, trad. René Sieffert, P.O.F., 1986, pp. 17 et 112.

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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