Vigie, avril 2014

 

 

 

LES VOILES DU PRINTEMPS

 

Chaque matin le printemps dépose sur la fenêtre de toit un fin voile de pollen qui occulte la vue et m’oblige à nettoyer très régulièrement. Dans les arbres c’est une autre sorte de fin voilage vert tendre qui protège les nids et masque peu à peu la montagne (l’été refermera le paysage).

Il y a de manière peut-être comparable quelque chose dans avril qui rend les choses plus difficiles à voir, une autre sorte de voile qui fait obstacle et qu’on ne peut pas frotter avec un torchon (encore que cette activité de nettoyer les vitres, saluée naguère superbement par Mallarmé, me semble souvent une manière moins biaisée de rafraîchir la vision que ces notes sur le carnet).

Je sais que le printemps est joli. Il l’est même, cette année, exceptionnellement : le soleil et la tiédeur précoces, la quasi absence de pluie et de vent n’ont pas dépareillé les arbres fruitiers, dont certains n’avaient pas fleuri ainsi depuis bien des années. Les pêchers mauves, les petits pruniers blancs où fourragent encore les beccroisés, la dentelle immaculée des cerisiers, les broderies plus lourdes du vieux poirier qui, pour le coup, ne semble plus si vieux, le vert pâle des premiers feuillages : tout cela, précisément, est un peu trop joli à voir et, sitôt dit, se transforme en clichés.

Il faudrait peut-être un effort supplémentaire de « nettoyage » pour voir le printemps d’un œil vraiment neuf, d’un œil lui aussi printanier ! Le tranchant de l’hiver, les ombres de l’automne, l’étouffement de l’été nous sont peut-être moins agréables mais permettent d’accéder plus facilement à une certaine authenticité. Je constate d’ailleurs que j’ai finalement peu écrit sur le printemps — ou bien c’était pour dire ma déception, ou évoquer un printemps qui ne ressemblait pas au printemps.

Tout de même, face à ce tableau très frais de la fauvette à tête noire juchée sur une branche chargée de fleurs, on sent bien qu’on est touché. Il y a aussi cette soudaine impatience quand on regarde les montagnes encore enneigées et qu’on pense aux prochaines escapades, au voyage, à d’autres lieux, d’autres moments où on a pu, ici ou là, entrer en rapport avec le printemps.

Madère — île printanière s’il en est, d’une douceur confondante.

L’île de Bréhat en avril, ou les bords du Trieux, en Bretagne.

Un dimanche de mai à Paris, assis derrière la grande vitre d’un petit salon de thé face à une place toute pleine de marronniers en fleurs…

Le printemps est une île. Ce qu’il offre est si doux, si bref, tellement cerné par le temps, à l’image de certaines beautés juvéniles aussi éblouissantes que vite fanées. (Les images souvent gênent parce qu’elles substituent à la chose vue un effet de langage en général trop voyant et qui se rigidifie en ornements ou en banalités ; ces clichés d’îles et de beauté adolescente pourtant me semblent suffisamment parlantes pour m’offrir la possibilité d’un lien plus juste avec le printemps…)

On regarde maintenant avec étonnement et gravité, par-delà le poirier, la colline parsemée de taches vert pâle et de blanc, aussi bigarrée qu’à l’automne mais dans une tout autre tonalité difficile à saisir, moins flamboyante, et qui n’est pas non plus en accord avec le cliché du printemps « poétique » dont on se méfie car il y a là quelque chose de plus terne, quelque chose qui tourne autour de cette couleur vert pâle, presque sale, un  peu fausse, tirant sur le kaki et pas brillante du tout, qui rappelle aussi le vert clair des feutres avec lesquels on dessinait enfant. Un vert pauvre.

Une fois encore on se surprend à mettre en lumière ce qu’il y a, dans le printemps, de négatif. À croire qu’on n’arrive décidément pas à être à l’aise avec la douceur, le renouveau, la renaissance, avec au fond toutes ces histoires de résurrection auquel on ne croit pas, peut-être parce que notre temps à nous, notre temps d’humain, n’est pas un cycle mais un segment et que, partant, le printemps est ressenti comme une tromperie, une illusion dont on se venge en le dénigrant ou en en voyant plus que les aspects morbides.

On pourrait naturellement en rester là, avouer son échec et laisser vacante la page du mois d’avril. Quelques pas effectués hors de la maison suffisent cependant à me faire comprendre une erreur peut-être due à un manque de simplicité (ces soupirs spontanément extatiques auxquels machinalement on se livre — et que je soupçonne d’être trop souvent de pure convention, sans réelle résonance avec l’expérience intérieure — devant l’évidente beauté du printemps devraient peut-être m’en convaincre).

Le printemps répugne à cette distance qui sied bien à l’hiver ou à l’automne. Il faut se rapprocher. Se pencher. Quitter la chambre. Plonger dans le fouillis des fleurs comme le font les abeilles ou la fauvette à tête noire. Quitter la chambre. Marcher à travers le bois clair et tomber en arrêt devant l’incroyable fraîcheur de ces tout jeunes myrtilliers qui parsèment le sol de leurs silhouettes légèrement tremblotantes chargées de fleurs rondes et légèrement mauves qui annoncent les fruits à venir. Ce vert-là, très tendre, très lumineux, comparable à celui des premières feuilles des hêtres, ce vert qui se détache alors sur fond de vieilles feuilles couleur de cuivre, de vieilles bogues éventrées, de vieux cônes d’épicéas, de pourritures et de coques vides, dit plus justement que la magnificence du cerisier vu de loin la beauté fugace du printemps, et me semble en tout cas une porte d’accès plus à notre portée.

Avril est une eau verte, rivière calme plutôt que mer, en laquelle il faut s’enfoncer.

Puis soudain l’averse vient, imprévisible et brève, qui lave momentanément le voile de la vitre. Trois oiseaux se succèdent au poste du poirier : tarin, rougequeue, et la fauvette à tête noire dont le chant ruisselant célèbre semble alors un bienfait.

 

lundi 7 avril 2014

 

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