Route, février 2014

 PARLER SEUL

 

La pluie sur la route.

 

On est encore pris dans le cadre rassurant et propice aux automatismes ordinaires du travail, mais arrêté un instant au bord de cette faille, de cette vacance si facilement récupérée elle-même par le travail.

 

Le merle aussi, penché sur le parapet, regarde la faille.

 

Est-ce que j’écris pour combler la faille ? Est-ce que j’écris simplement pour la regarder, pour l’affronter, voire pour l’agrandir ? Sans doute est-ce simultanément un peu tout cela. On tente à l’aide de la parole de mettre du lien entre les événements, entre tout ce qu’on voit, ce qu’on vit, ce qu’on rencontre, comme on fait un fagot avec des brindilles dispersées pour ensuite allumer un feu qui réchauffe. On lutte contre la dispersion. 

Dans les meilleurs moments il y a dans cet exercice quelque chose d’intense. Quand ma voix se lève je vois mieux, j’entends mieux — le grincement des essuie-glaces sur le pare-brise criblé de gouttes lourdes ; le feu orange clignotant qui, à l’entrée du village, m’avertit de la traversée d’enfants que je ne vois jamais parce que je ne passe pas à la bonne heure ; le promontoire de Beauvoir où j’ai habité quelques mois, d’où probablement on ne voit rien du tout à cause des nuages et de la pluie… 

Est-ce que le désir de rendre publique cette pratique, cette recherche, sous le prétexte peut-être un peu fallacieux de partage, n’est pas une déviation, une déviance, comme d’un méditant se vantant de sa pratique (ainsi qu’on en voit souvent de cocasses caricatures dans les centres bouddhistes) ? Effleure alors l’angoisse de n’être soi-même qu’une caricature, un brouillon, par rapport à ces authentiques acharnés que seraient les autres, ceux qu’on admire le plus, ceux en qui on peut se reconnaître (ces héros du retrait que sont Jaccottet, Abraham, quelques autres). 

Quelque chose pourtant semble inaccompli, inachevé, insatisfaisant tant que l’écriture n’a pas été rendue publique. Il me semble que cela dépasse le simple et puéril désir de reconnaissance et le besoin d’être rassuré (comme si cela pouvait encore en quoi que ce soit rassurer que d’être éventuellement lu ou loué…). 

On ne travaille pas seulement pour le moment présent et pour soi-même. Écrire, c’est aussi s’inscrire dans le temps. Certes pas l’éternité des hommages posthumes, mais au moins dans un temps plus large – disons, dans le temps de sa propre existence ainsi réunifiée, pacifiée, rassemblée; dans ce temps plus long qui est aussi celui de la transmission de tout ce qu’on voudrait laisser aux enfants, aux inconnus qui parcourront après soi le chemin par où on sera passé. 

Une pratique tout à fait solitaire peut avoir sa valeur et son sens ; mais même le moine chartreux enfoncé dans le retrait et la prière n’a pas le sentiment de parler tout à fait seul, je crois : il parle à Dieu, au nom des hommes…

 

mercredi 26 février 2014

 

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