Route, février 2014

 

AU-DEDANS, AU-DEHORS

  

Sept heures trente, deux degrés. Un œil au-dedans, un œil au-dehors.

 

Ce qui touche au dehors c’est peut-être d’abord cette herbe rase d’un vert jaune qui, à la lumière diffuse du matin, évoque la mousse des sous-bois, et rappelle également la période de notre installation au Villard, en février 2008. Je revois l’enfant tout petit au milieu des perce-neiges. Ainsi remontent assez vite du vieux fond de nostalgie individuelle et collective ces images d’enfance précieuses et coupantes qui, comme un petit canif, déchirent l’indifférence ordinaire. 

Retour à la route et aux champs, avec leurs chats embusqués qui rêvent de souris. Ici il faudrait peut-être parler de ces désirs qui grattent à l’intérieur du crâne et sous la peau, de ces vieux désirs calmés mais pas assouvis et qu’on guette encore avec cette fixité obstinée des chats. Désirs toujours liés à une certaine souplesse, une certaine mobilité, une certaine chaleur, une certaine jeunesse animale ou végétale perceptible sous le jaune paille de l’âge adulte. Ainsi aussi je guette mes rongeurs, tout cela qui appelle, qui suggère le coup de griffes et la dent dans la chair.

Ce va-et-vient entre le dedans et le dehors reste va-et-vient verbal. L’image de la souris  qui creuse souterrainement ne manque pas de remettre en tête cette autre bête qui creuse, qu’on n’oublie pas mais qui est sur le paysage intérieur comme un grand ciel blanc, un grand brouillard. (À propos de grand ciel blanc et de brouillard, les Grands Moulins enneigés se confondent tout à fait avec les nuages et le ciel blanc en une sorte d’estampe dont l’effet est assez saisissant.) Sans doute est-ce à cause d’elle, à cause de la maladie qu’on préfère désormais se tourner vers les images du passé plutôt que de se projeter vers un avenir même pas incertain.

 

Encore un rêve larmoyant cette nuit. J’expliquais à mes élèves médusés que c’était le dernier cours, que je ne reviendrais pas parce que j’étais atteint d’une maladie incurable et que je n’en avais sans doute que pour quelques mois à vivre, mois que je souhaitais consacrer à mes enfants que je ne verrais pas grandir. Il me semble que dans le rêve, je ne disais pas tout à fait la vérité… Je m’élançais dans les airs et, assez maladroitement, je m’envolais, ce qui provoquait la stupéfaction générale. 

 

Un œil au-dedans, un œil au dehors, des images, des rêves, et la parole qui circule et tente d’aider à circuler entre tout cela : il y a ce matin de début de printemps, une certaine fluidité qu’on apprécie, et qui donne l’impression que la route nous est favorable. Moi qui regrettais un peu cet hiver sans hiver qui n’avait rien mordu du tout mais à peine effleuré, j’ai pensé que le temps s’était finalement montré compatissant. 

 

Dans les demeures frappées par la mort on attend le printemps, et cette fluidité que la vie ramène quand même là où elle circule encore.

 

19 février 2014

 

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