Route, février 2014

 ENCORE EN ÉCHO

 

Presque huit heures, moins deux degrés.

L’hiver, comme souvent à cette époque, fait encore une percée. Il a neigé toute la journée dernière ainsi qu’en soirée. Une fine couche blanche recouvre à nouveau le paysage et même par endroits la route. Ciel sans nuage, Chartreuse illuminée, chape de brouillard sur la combe : ce sera encore une très belle journée en montagne.

Croisé avant-hier en remontant quatre cerfs ; je redescends maintenant avec l’espoir de les retrouver, la neige ayant vraisemblablement poussé les animaux vers la combe.

À travers le pare-brise embué et obstrué par des plaques de givre, on ne voit pas bien la route. Je suis l’énorme chasse-neige orange qui, pelle relevée et gyrophares tournoyants, redescend aussi. L’usine de Cascades dessine dans le ciel limpide un panache de fumée qui ressemble à un renard. Les épicéas couverts de neige fraîche semblent plus proches, comme si la montagne s’était rapprochée, comme si la forêt se penchait légèrement sur la route. J’avance très lentement à cause du chasse-neige. Aujourd’hui rien ne presse, c’est le dernier jour de classe avant la pose de mars.

 

Pour la première fois je vois le chasse-neige projeter juste devant la voiture des gerbes de sel. Je ralentis encore un peu plus, je tente de m’écarter. Je n’avais jamais vu d’aussi près la saleuse en action. Cela peut faire penser à un paysan ou à un jardinier occupé à jeter à la volée des graines — mais ces graines ainsi jetées sur le goudron ne germeront pas, et leur blancheur évoque plutôt la grêle.

 

Passé Presle on entre dans le brouillard. C’est comme toujours un autre monde, une sorte de réplique fantomatique et tout de même assez sinistre du paysage qu’on traversait l’instant d’avant. On change de saison, de tonalité, comme on franchit une lisière, comme on entre dans le sommeil, comme on passe du jour à la nuit, ou peut-être (mais personne ne peut en témoigner) de la vie à la mort.

N’exagérons rien, on est encore bien vivant et on roule prudemment à travers cet épais brouillard d’où surgira peut-être (on continue à l’espérer) la silhouette d’un cerf.

 

Au lieu de cerfs ce sont trois mélèzes, un bosquet de bouleaux blafards, la tache rectangulaire d’une piscine bâchée, les feux d’une voiture, une maison, les tâches pâles des primevères sur le muret suintant.

Les collégiens remontent vers leur bus, côte à côte, la tête penchée sur l’écran de leurs portables. Certains, pour se réchauffer, frappent leurs mains l’une contre l’autre. La parole lente est comme un écho de ces images qui résonnent plusieurs minutes après qu’on les a vues, plus loin sur la route, projetées sur l’écran blanc du brouillard, de la mémoire, de la page.

 

jeudi 28 février 2014 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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