Route, février 2014

 

LE RÊVE, LA PERTE

  

Sept heures trente, zéro degré. À travers la vitre que je n’avais pas protégée et sur laquelle s’est déposée une mince couche de givre qui dessine ses fougères, je ne vois d’abord pas grand-chose ; puis la chaleur de la soufflerie fait fondre le givre, et le paysage gris clair d’un matin de printemps encore bien timide apparaît. 

Hier j’ai aperçu à la fenêtre un nourrissage d’oiseaux. Les beccroisés rôdent toujours autour de la maison. On attend d’un jour à l’autre le retour des rougequeues (peut-être sont-ils déjà-là ?). 

 

Rêvé cette nuit que mes parents voulaient vendre leur maison. C’était en fait une vaste propriété entourée de vieux murs en front d’océan, quelque part en Bretagne. Il y avait là un grand parc avec des châtaigniers dont j’admirais la puissance et la hauteur (l’un d’eux semblait se perdre dans les cieux, comme certains arbres gigantesques de la forêt guyanaise ou comme une sorte d’échelle interminable qui, à y repenser maintenant, ne ressemblait presque plus à un arbre). Je faisais avec mon père le tour de ce parc qui semblait tellement familier… « Tu vois, même après tant d’années, j’aime toujours autant cet endroit, ce portique aux confins du parc » (le rêve était si réaliste que je le revois encore avec nostalgie). Je m’étais installé sur une terrasse qui surplombait la mer et j’écrivais avec le Mont-Blanc (le mécanisme qui permet de faire entrer et sortir la plume s’était cassé). Je disais que c’était l’endroit idéal pour écrire. Je crois qu’en me concentrant davantage sur le rêve (mais ce serait au risque de rater un virage), je pourrais même me remémorer ce que j’écrivais sur le grand carnet bleu… 

Soudain l’idée de ne plus pouvoir revenir dans cette maison, ce jardin, sur cette terrasse, m’est devenue insupportable. Je suis allé voir N. et lui ai fait cette proposition : et si nous vendions notre petite maison de village pour venir nous installer là, avec mes parents ? Cette demeure du rêve est si vaste qu’on ne serait pas à l’étroit ! Je disais cela en remontant des escaliers que je revois encore distinctement et qui, peut-être, ne sont pas sans rapport avec les escaliers qui menaient naguère à l’appartement familial de Chambéry-le-Haut. J’ai également pensé, dans une sorte de régression enthousiaste accrue par la conscience du caractère irrémédiablement révolu de l’enfance, qu’il serait merveilleux d’être ainsi réunis, que même on aurait moins à se soucier de la maison, des repas (que, sans doute, mon père et ma mère prépareraient pendant que nous serions au travail), et que j’aurais enfin plus de temps pour écrire. 

Mais il est impossible de partir. La porte du grand parc est bel et bien fermée (comme était fermée celle du Lycée de Ferney lorsqu’un jour, il y a vingt ans, j’ai voulu y retourner, n’ai pu rentrer et suis resté au dehors singulièrement déboussolé). 

Ce rêve plein de nostalgie et d’intensité prend ainsi sa place dans une longue série de rêves qui tous mettent en scène des maisons ou des appartements au bord de la mer, et liés à l’enfance autant qu’à l’écriture. Ce domaine du rêve allait être vendu, et perdu mon fantasme d’écriture en bord d’océan. 

 

Le rêve est bel et bien perdu puisque me voici apparemment éveillé en train de traverser Arvillard. À main gauche les sommets sont encore d’une blancheur éclatante, et tout autour de moi les bois couleur de terre. On distingue à peine le Christ rouillé du carrefour. Le printemps sans bourgeons, sans feuilles et avec seulement quelques bouquets de primevères dans certains bas-côtés, est-ce que c’est vraiment le printemps ? Au moins, on en guette les signes comme on guette les signes d’une maladie. 

(Ces derniers temps, mais on ne l’a su qu’après coup, ma mère a commencé à souffrir. La tumeur est devenue si grosse qu’elle en était très essoufflée, fatiguée. Elle avait mal à l’épaule, dans le dos. Pour la première fois la chimio lui l’a soulagée. Elle s’en est réjouie. On s’en réjouit. Mais le fait est que la maladie gagne du terrain et ce n’est pas du tout vers le printemps qu’on se dirige. On descend, marche après marche, dans les eaux troubles, noires, froides et sales d’un port. Quelle drôle d’idée d’aller se baigner là !) 

 

Autre chose me revient du rêve. Voilà ce sur quoi j’écrivais : les irisations laissées par l’essence dans l’eau de l’océan. Depuis la terrasse de la maison on sentait une forte odeur de mazout, et la mer était toute irisée de ces arcs-en-ciel provoqués par quelque dégazage intempestif ou peut-être avant-coureur d’une marée noire. Cette demeure invraisemblable, dont l’image coïncide avec des souvenirs de lecture (je pense à une version maritime et forestière du Paradou de Zola) aussi bien qu’avec certains désirs enfantins (lorsqu’enfant je rêvais d’habiter une sorte de monastère, un grand espace de forêt, de montagnes et de mer absolument coupé du monde extérieur qui me faisait si peur, grâce à une haute et infranchissable muraille) cette demeure était menacée de toute part. 

(La perte lente, progressive, insoutenable, de la mère, c’est aussi l’ultime arrachement aux rêves d’enfance ?)

 

12 février 2014

 

Ce contenu a été publié dans 2014. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.