Vigie, juin 2013

 

FESTIVAL D’ÉTÉ

 

Le premier orage d’été est passé, laissant un immense ciel tout à fait dégagé. On décide que c’est aujourd’hui que commence l’été : les feuillages sont maintenant tout à fait épanouis, les températures plus douces, et ce sont des souvenirs de vacances qui remontent en surface… Sur le dôme marron sombre de la montagne, les dernières plaques de neige diminuent de jour en jour. Que va-t-on faire de cet été ? Que va-t-on faire de cet espace et de ce temps offerts ? Que va-t-on faire de la route, de ces lumières, de ces taches d’ombre, de ce bon matin calme ? — On tâchera de vivre ces jours en explorateur du dedans, du dehors. On tentera  de nouveaux tracés, en de nouvelles directions de mémoire. On rouvrira des pistes plus ou moins obstruées. En guise de festin ou de festival d’été, on arpentera à nouveau les sentiers de Madère.

Madère. Sauf incident toujours possible, on retournera cet été à Madère. L’île est liée à l’un des moments les plus heureux. Pendant les deux semaines que nous avions passées là-bas, il me semble n’avoir presque connu qu’un bonheur intense. La maladie n’était pas encore là. Je découvrais véritablement dans toute sa fraîcheur la pratique assise, comme on découvre un instrument de musique. Léo, en âge de goûter la beauté de l’île mais trop petit pour marcher bien longtemps, se faisait porter par chacun d’entre nous, petit oiseau babillant dans nos dos. Je revois avec attendrissement les chemins fleuris le long des lévadas, les hautes crêtes au-dessus de la mer, ce paysage tropical et tempéré à la fois. Madère fut, le temps du séjour, la synthèse, si j’ose dire, de tous les lieux vécus et rêvés. Un très beau rêve éveillé. Il s’agira cet été de revenir sur ce rêve et de le questionner. Non pas de le déchirer ni de tenter de le revivre tel quel, mais d’en poursuivre l’exploration. Par les livres, par la poésie, par la plante des pieds. Jeter encore une brassée d’herbes, de fleurs et de feuilles dans le brasier des souvenirs. Et que Clément se joigne à nous, que lui aussi soit associé à ce lieu, comme lieu de refuge et de possible bonheur pour maintenant et pour plus tard, quand on en manquera.

On continuera d’autre part l’exploration des grands axes. Que faire de l’art des grottes ? Quelles leçons en tirer ? Là encore le livre comme une île rassemblera les lectures, les souvenirs, les expériences éparpillées tout au long de ces derniers mois. — C’est ainsi que pendant que tout s’effondre, on s’affaire à construire on ne sait trop quoi et on ne sait trop pourquoi. Peut-être parce qu’on a des enfants et qu’on s’en veut de leur laisser un monde à ce point paniquant. Peut-être parce que soi-même on conserve cet instinct de vie qui interdit de baisser les bras. (Le jeune maître-nageur qui, l’an passé, jetait de l’eau sur les maîtresses chargées d’accompagner les sorties à la piscine, ce jeune homme toujours de bonne humeur et assez taquin, s’est pendu. C’est ce que Nathalie m’a appris ce matin.) Il y a là une sorte de devoir moral. On ne peut pas sciemment suivre un mouvement de destruction. De perte, d’abandon oui (et encore renâcle-t-on souvent). Mais pas ce mouvement de destruction, ou d’autodestruction. Naturellement le chemin qui passe entre la complaisance morbide et la joie forcée, entre le mensonge d’un monde vécu comme harmonieux et l’autre mensonge d’un monde appréhendé comme déjà détruit, ce chemin-là est étroit. Le suivre demande beaucoup de vigilance et d’honnêteté. Ne pas tricher avec son expérience. Traquer obstinément ses propres faux-semblants. Il y a là a priori de quoi occuper toute une vie — et peut-être au fond ne s’agit-il que de cela.

 6 juin 2013

 

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