Vigie, juin 2013

SOLILOQUANT

 

Matin froid et humide encore. Une chape de nuages est accrochée depuis deux jours à la montagne et prolonge d’autant ce printemps absent. Peu de lumière. Les plantes, les bêtes et les hommes le sentent, qui spontanément se replient, s’affaissent, ralentissent leur pas ou leur croissance.

Plus que jamais je me sens fougère. L’hypothèse jusque-là jamais vraiment sérieusement envisagée d’un accès définitivement refusé à la lumière, à la lisière, au plein épanouissement de l’arbre ayant bénéficié d’un chablis, cette hypothèse, il me faut maintenant bel et bien l’affronter. Vivre dans le retrait, il faut bien dire dans le confort de cette vallée retirée loin de la ville, avait un prix. Ce n’est certes pas ce qu’il y avait de mieux à faire pour obtenir au moins la publication de mes livres. Me voici maintenu dans les limbes de la non-littérature, moi qui prétendais à un au-delà de la littérature, dans la position humiliante du quémandeur qui attend une réponse, un geste d’encouragement, un signe, n’importe quoi. De fait, je soliloque. Moi qui me gaussais de ce vieux fou d’Augiéras, je pourrais finir par lui ressembler. Et s’il n’y avait les attaches familiales, je partirais peut-être à la dérive et finirais dans une grotte (mais ce serait un peu trop héroïque) ou à l’hospice.

Quémandeur, donc, et pire que mendiant. Pourtant j’espère encore. Comme le jardinier espère le soleil. J’espère le coup de hache qui ouvrirait une trouée salutaire. J’espère l’orage qui abattrait le grand sapin. J’espère, pourquoi pas, l’armée des insectes xylophages qui rongent imperceptiblement les racines. Je ne cherche pas une place au soleil. Juste ma place. Une place pour grandir, accueillir et nourrir les oiseaux, les compagnons que je me sens en droit et en devoir de nourrir et d’accueillir. Quelque chose m’a été donné, à travers l’écriture, à travers l’éloignement, derrière les lignes. Ne pas pouvoir rendre cela ni donner à mon tour — il y a de quoi devenir malade. Dérisoire cependant cette maladie-là comparée au grand mal qui ronge le monde. Le découragement guette. Je ne pense pas que ce soit seulement à cause des nuages. Dans le pré le cheval s’est couché, comme mort ; on en ferait bien autant, on se coucherait bien contre lui, comme un soldat après la défaite. Est-ce que les renforts vont venir ? Je guette. Pour l’instant je suis le seul survivant d’une unité défaite, égaré dans le brouillard et, comme dans tout film de guerre, il est assez probable que je me trouve au milieu des lignes ennemies. Comparaison néanmoins bien excessive car le monde qui m’entoure et la vie que je mène ne ressemblent pas à un champ de bataille. Tout est beaucoup plus caché. Pas de blessure ouverte ni de membres arrachés, pas d’explosion ni de hurlements ni de ventre gonflé par la faim. Juste un cancer invisible qui ronge, la croix des indifférences, le creusement de l’incertitude. Une fois encore je redescends la longue ligne de la grande page. Une fois de plus soliloquant.

4 juin 2013

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