Vigie, juin 2013

 

DES ADIEUX

 

Ce week-end, Léo a plongé dans la lecture. Le soir venu il me refuse cette joie que j’avais de lui lire des histoires. Il veut lire lui-même, insatiable de son livre et fier, heureux ! On ne peut que s’en réjouir, comme on se réjouit quand même de ce grand soleil et de ces grands nuages blancs à l’horizon illuminé, du brun brillant du cheval qui broute dans le pré ou de ces senteurs d’alpages qui font entrer dans l’été : bientôt on partira marcher sur les crêtes tous ensemble. Je reste néanmoins décontenancé.

J’emmène Clément chez le docteur. Dans la salle d’attente, comme il est assez fatigué, il se blottit contre moi et je lui chante cette petite chanson créole que je chantais autrefois à son frère en Guyane. Aussitôt reviennent les sensations d’alors. Ces très longues heures. La chaleur. L’infinie douceur de la pièce où dansaient les ombres du manguier. L’éternité, vraiment. C’est un choc. J’ai la révélation brutale de la perte, exactement comme si je venais d’apprendre la mort de mon bébé. Je me mets à pleurer. Mon bébé est mort. Naturellement il serait indécent de comparer cette douleur à la vraie grande, immense, inconsolable douleur que serait la mort d’un enfant. Je sais que Léo n’est pas mort mais qu’il a grandi. Toujours est-il que le bébé qu’il était, n’est plus. Je continue à bercer Clément en lui chantant la chanson de son frère disparu.

Il y a bien plus tragique, naturellement, que de voir son enfant grandir et quitter la maison. L’enfant handicapé qui ne quittera pas la maison, l’enfant condamné à rester un enfant: que deviendra-t-il à la disparition de ses parents ? Qui l’apaisera quand il pleurera ? Qui pour le tenir dans ses bras ? Pauvres fous internés eux aussi sans personne qui puisse les apaiser, si ce n’est la chimie, la piqûre. Pauvre vieillard seul dans son lit de mort, dont même les proches (s’il en reste) sont désormais lointains, qui font cercle autour de lui, au bord de lui. Peut-être à ce moment la main fraîche d’une mère sur le front pourrait apaiser ; mais la mère est morte. De l’enfant, il ne reste plus que les terreurs.

Et j’avance ainsi à travers les terreurs de ce printemps redevenu lumineux, cerné par la douleur. Démuni d’avance, défait — et, néanmoins ne luttant plus guère contre cela. « Le malheur mon grand laboureur », etc. Les martinets dansent dans ce beau ciel bleu orné de nuages pommelés. La croix de fer de nouveau se dore. Je traverse des bois d’où monte une forte odeur d’ail des ours, spontanément rapprochée de ces balades printanières que nous faisions autrefois en famille. Salut le vol fou des martinets qui crient entre les maisons, les hirondelles qui regagnent leur nid. Salut le champ aux hautes herbes. Salut les corneilles. Et salut ce printemps tard venu, bien trop tôt refermé.

 5 juin 2013

 

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