Route, novembre 2014

 

 

 

EXERCICES D’ATTENTION

 

Au matin trempé toute la combe est recouverte par un épais brouillard, et le pare-brise aussi est couvert de buée. J’enclenche le climatiseur et c’est presque aussitôt un paysage neuf et net qui apparaît, un paysage de fin d’automne, de bois humides aux feuilles rutilantes, d’oranges profonds virant au marron fauve, de chatoyants mélèzes. Puisse la parole avoir une efficacité comparable dans la capacité à transfigurer le visible ! 

En attendant, efficace ou pas, bavard ou muet, j’avance sur cette route de novembre qui avance aussi avec moi, à sa façon, parce que tout change sans cesse, se déforme et se reforme, se dégrade. 

Voici le grand champ de Presle, sur lequel le brouillard vient mordre comme une marée la plage : un arbre rouge marque la frontière… On est passé. On est dans l’autre monde du nuage, du brouillard, dans le blanc gris que perce l’éclair intermittent du feu orange. Silhouette fantomatique de l’enfant au chien ou de la maîtresse qui, avant de pénétrer dans l’école vide, jette un regard derrière elle comme si elle avait peur d’avoir oublié quelque chose, d’être suivie ou simplement d’être regardée.

Plus de montagne. Une fumée de cheminée qui se perd dans le ciel couleur fumée. La flamboyance ravivée des bouleaux. La route effondrée, rapiécée, striée de coulées sombres, maculée de feuilles, vivante, mouvante, pas moins touchante que ne l’est un sentier. 

À cinquante mètres d’intervalle deux dames promènent chacune son chien, et je ne peux m’empêcher de trouver une certaine ressemblance entre elles et leurs animaux respectifs… 

Sur la place d’Arvillard un seul collégien, très en avance, attend. Assez curieusement il n’est pas courbé en deux sur l’écran d’un portable comme un limicole en train de fouiller la vase, mais il regarde. Il me regarde passer, puis (je le vois dans le rétro-viseur) il regarde la place, le brouillard. Sans doute attend-il quelqu’un. Ou bien c’est sans raison, parce que simplement il s’intéresse à ce qu’il y a autour de lui, parce qu’il a un tempérament de guetteur ?

Un tout petit veau très frêle se tient près de sa mère. Voici le corridor le plus froid, le plus sombre, de la forêt, et ce cycliste que je croise souvent à cette heure. L’œil exorbité d’une moto file dans le brouillard. Les lueurs se rallument, se perdent. Il y a dans le moelleux de ces virages une sorte de tendresse rassurante… 

De l’église de La Chapelle, on ne voit que le clocher qui flotte, séparé de ses fondations et du reste du bâtiment, au-dessus du petit cimetière. Dans la combe d’Allevard le brouillard est plus dense. Les feux des phares sont comme des cris d’alarme. 

Je regarde tout cela, tout le peu qu’il y a à regarder, tout le vaste et le blanc, l’opaque et le transparent. Je regarde la route, le rond-point et le bourg. Il me semble qu’à force de s’exercer ainsi, même le plus morne, le plus banal, le plus indifférent peut finir par devenir vivant.

 

12 novembre 2014

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