Route, juin 2015

 

 

LA MUSIQUE, LES MOTS, LES FLEURS

 

 

Ces derniers temps, suivant un fonctionnement obsessionnel dont je suis assez coutumier (ainsi peut-être qu’une tendance pas toujours funeste à lâcher la proie pour l’ombre), j’ai délaissé l’écriture au profit de la musique. Même mes sorties de route s’en trouvent affectées, puisque je remplace souvent l’écoute de la route par celle d’un disque (en ce moment, le « Vivaldi » de Galliano) qui, sur le moment, semble m’en séparer, mais qui peut-être après tout l’éclaire aussi (ainsi certaines pistes guyanaises sont-elles devenues indissociables des musiques que j’écoutais alors en les parcourant, comme si un peu de leur poussière y était restée accrochée).

Je constate néanmoins que les mots me manquent, et le regard vigilant sur les choses qu’ils permettent. La musique m’enveloppe, me ballotte, me déporte aux confins de moi-même. Elle est une drogue, un dépassement, et le plus exposé des refuges montagnards. Elle tend cependant tout autant et peut-être davantage encore que l’écriture à me couper des choses ordinairement vues et entendues. 

Il n’est pas question pour autant de s’en passer, pas plus qu’il n’est question de se passer des mots ; mots et musiques font la vie plus belle, plus grande et vibrante, c’est indéniable. Mais il faut maintenir ouvertes les portes du dehors, et ce va-et-vient de la vie ordinaire sans lequel mots et musiques perdent leur sens. Travail d’équilibriste, d’ailleurs, plus que de serrurier.

Je retrouve donc la route et les mots de la route par ce matin brouillardeux, un peu brouillon comme le son de mon nouvel accordéon Bayan pas encore accordé. Les roses de Presle (c’est une espèce à part entière) commencent à flétrir, apportant au carrefour une touche un peu funèbre. Ces hortensias violets qu’on voit dans certains jardins et devant les façades, je ne les aimais guère autrefois parce que je leur trouvais un air malade (et, passée la floraison, quelque chose de vraiment sinistre); mais je les associe désormais à Madère, aux routes et aux lévadas de Madère, et les considère avec une nostalgie qui les métamorphose. Aujourd’hui, je constate qu’ils ont commencé à s’épanouir, et s’épanouissent avec eux les souvenirs de l’été, les souvenirs de Madère.

Le souvenir de ma mère.

Les gerbes de reines blanches qui ont envahi les talus jaunissent aussi peu à peu, pliées par le poids de la pluie, de plus en plus défaites. On voit sur les talus les coulées laissées par les bêtes, sangliers chevreuils et blaireaux, qui passent ici lorsque je ne passe pas (vu ces jours-ci par deux fois la martre depuis la route, trois fois le renard, ainsi qu’un jeune cerf aux beaux bois en velours qui marchait sur la route).

À Arvillard les travaux vont bon train, et les collégiens se pressent le long de la route pour attraper leur bus. Ce sera bientôt la grande paix macabre de juillet. Le chien de la ferme pourra dormir tranquille allongé sur la chaussée. Hormis les vélos il n’y aura plus tellement de passage. On quittera la route pour les crêtes et les bois. Elle ne sera plus qu’un petit serpent lointain écrasé en fond de vallée (rêvé cette nuit de serpents). 

Comme souvent en Écosse la lumière se fraie un chemin entre les nuages et vient frapper les hauteurs de Saint-Pierre, illuminant un tout petit coin de paysage cerné de gris, de vert sombre et du jaune doré des hautes herbes courbées par les orages. Et moi qui traverse ce paysage, moi pas encore courbé ni illuminé pour deux sous ou deux pièces d’or, moi toujours incertain et encore bavassant, je dépose ici-même cette dernière image comme on fait résonner dans l’église déserte l’ultime accord de l’orgue, comme on attend, comme on se tait, comme on jette une gerbe de fleurs sur la tombe de l’été.

 

17 juin 2015

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