Route, juin 2015

 

 

 MODERATO PALPITARE

 

 

Ce matin-là j’avais pour la première fois absorbé un comprimé censé calmer les tremblements du trac en modifiant mon rythme cardiaque (subterfuge chimique que je réprouve totalement mais qui s’est avéré d’une efficacité sidérante). Un peu fébrile, je surveillais plus que la route les effets du médicament, les exagérant ou les suscitant peut-être par mon attention. Je tiens à préciser que cette page n’inaugure pas une nouvelle série : après « la route sous béta-bloquant », « la route sous somnifère », « sous mescaline », « sous L.S.D. » etc. 

 

La route avec le cœur qui pulse moins, est-ce que ce sera la route apaisée ? 

Tempo alangui, battements plus espacés comme si les traits blancs intermittents mais resserrés de la route (qui interdisent en principe de dépasser autre chose que les tracteurs et les vélos) avaient été déplacés, étirés, comme s’il y avait plus d’espace aussi entre les troncs, entre les branches, entre les nuages et le ciel, entre toutes les formes et tous les traits, entre le départ et l’arrivée. 

Si ton cœur bat plus lentement, est-ce que tu vis plus longtemps ? Mon père m’expliquait l’autre jour que le rythme cardiaque était proportionnel à la taille et au poids des êtres vivants, que le cœur d’une musaraigne par exemple battait en proportion de son poids autant qu’un cœur humain. Ralentir le rythme cardiaque c’est peut-être changer le programme de notre humanité, tendre vers l’arbre ou vers je ne sais quel animal plus petit, plus placide, moins pressé ?

Puis voici le grillage aux roses rouges éclatantes, suivi d’un deuxième grillage tout aussi orné mais plus bariolé encore. Je m’y attarde. Je repars avec un bouquet dans la tête. 

Au détour du virage je vois briller au soleil le manguier de mon jardin guyanais ; je sais bien qu’il s’agit d’un châtaignier, mais je n’arrive pas à voir autre chose que le manguier de mon jardin.

Plus d’espace, et tous les lieux mêlés.

Le grand coffre vert kaki des lignes à haute tension, avec l’éclair et la tête de mort qui font peur aux enfants, le grand coffre vert kaki est recouvert de mousse, comme le vestige d’une civilisation défunte, comme les ruines d’un temple dans la jungle.

Mille manguiers maintenant me font comme une haie d’honneur. 

Au bout du corridor le château blanc des nuages et le ciel pas du tout livide mais d’un bleu sur-réel.

La croix en plein soleil, et la lumière qui frappe la boucle métallique de la valise de l’homme qui sort de sa voiture pour aller à l’usine comme s’il allait s’embarquer dans un train ou un avion.

Les gerbes des reines blanches ont gagné tous les talus, et c’est encore Madère, les lévadas fleuries de Madère dont je suis obstinément le cours alangui, ralenti, et néanmoins persistant.

Une vache lèche son veau à main droite dans le pré. Infinie tendresse des échanges entre ces deux bêtes-là, dont la seule vision devrait suffire à rendre enfin impossible l’idée même de l’abattage industriel.

La route large, royale, sans entrave, paisible enfin oui.

Les façades aux roses rouges amicales elles aussi.

Quelque chose de doux, comme une épaule où l’on pose sa tête.

Je me blottis dans le creux de ce virage que je prends avec des précautions d’orfèvre.

Je ne suis pas arrivé. Je suis resté là-bas dans ce pli de la route. 

 

11 juin 2015

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