Route, juin 2015

 

 

JE PARS EN VOYAGE

 

 

« Je pars en voyage… Je pars en voyage »…  J’aime cette phrase, j’aime prononcer et me répéter cette phrase qui me remplit de nostalgie : « je pars en voyage ». Je dis au revoir à la maison, au vieux poirier, aux lilas fanés, aux chats, à la chienne, aux brebis, à la pie qui me regarde passer, et je pars en voyage.

C’est encore une de ces journées blanches dont la luminosité impitoyable écrase les nuances, une de ces journées qui laissent peu de place à la parole, où on ne pourrait photographier que des ombres à contre-jour, et où l’on a envie de fuir voyez-vous… 

Je pars, je fuis.

Quelque chose fuit, comme ces fleurs du lierre rampant sur le bitume − et je me souviens en les regardant de la fascination que j’éprouvais pour elles lorsque, enfant distant, je restais assis seul dans la cour de l’école à dénouer patiemment les nœuds du lierre qui enserrait les rosiers, et je revois le cœur des roses et les nœuds du lierre, je me revois tout seul, parti, rêveur, déjà ailleurs…

Je fuis, je suis ailleurs…

Je tente de revenir à la route, aux hautes herbes, aux cerisiers chargés de fruits, à tout ce qui pourrait me raccrocher à la réalité diaphane de ce matin de juin, et très précisément à cette descente lente que ralentit encore devant moi une vieille fourgonnette aménagée pour les vacances.

Cela ressemble en effet à la route des vacances, ce paysage qui de partout déborde le champ ordinaire du visible : les Bauges dans les nuages, la Chartreuse qu’on voit à peine, les Grands Moulins là-derrière la brume étincelante, ce trop-plein de lumière qui aveugle et puis, en contrebas, les éboulements provoqués par les derniers grands orage. 

La route en été. 

La vacance, le vide. 

Même le chat couché sur le goudron ne se presse pas pour se lever. 

Les roses envahissent les façades des maisons et me renvoient cette fois à l’image de la maison de mes grands-parents à Montluçon, eux morts et la maison vendue maintenant, et je revois dans le reflet du pare-brise le ciel blanc des longues soirées d’été passées sur la terrasse à regarder danser les martinets auprès de mon grand-père.

L’enfance encore. 

À mesure qu’on vieillit nos routes s’enrichissent ? On est plus nombreux, on se promène avec plus de fantômes et ce n’est pas forcément triste, non, mais seulement plus grave, plus affolé, plus insensé, échevelé, discontinu.

Ici on a fait les foins – ô les belles meules roulées en bord du champ. Souvenirs de meules, présence des meules roulées, dorées, en plein soleil. Et puis soudain le conducteur intérieurement s’écrit : Qu’est-ce que je fais ici, assis face au volant ? Je devrais être attaché à l’arrière, le nez à la fenêtre à regarder les meules, les rosiers, mon enfance en allée…

Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

J’étais parti, voyez-vous…

 

8 juin 2015

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