Vigie, juin 2015

 

 

  

MUSIQUE ET TREMBLEMENTS

  

 

 

 

Quand ça fait tic, quand ça fait tac, j’ai peur, j’ai le trac…

Jean Guidoni, « L’Horloge »

 

Il y a le destin, et tout ce qui ne tremble pas en lui n’est pas solide.

Vladimir Hollan, cité (souvent) par Nicolas Bouvier

 

  

Baisser de rideau sur le théâtre de la vallée. Le merle cesse son chant. Les feuilles du poirier tremblent encore. 

 

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Un soir la chanteuse est venue me chercher dans la salle et m’a fait monter sur scène. Animal arraché à l’obscurité du terrier et soudain jeté en pleine lumière, je suis resté paralysé, comme pris de vertige, et j’ai commencé à trembler. J’entends encore sa voix grave me murmurer à l’oreille : « Ne tremble pas ! Ne tremble pas !… »

 

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Je tremble lorsque je suis sur scène. Je tremble dès que je dois jouer devant des gens dont l’écoute aussitôt creuse un gouffre autour de moi qui transforme l’espace où je me trouve en une scène. Discourir devant une assemblée, même nombreuse, ne me fait pas trembler. Professer ou écrire ne me fait pas trembler. Mais la musique me fait trembler.

Je ne parle pas ici d’une petite nervosité que je pourrais dissimuler, non : je tremble vraiment, comme quelqu’un qui a beaucoup de fièvre – et ce tremblement s’amplifie à mesure que j’avance dans le morceau jusqu’à en rendre l’exécution presque impossible. Il me faut m’interrompre, bafouiller des excuses, expliquer ce que chacun a pu constater : j’ai peur, j’ai le trac.

C’est probablement, me suis-je dit dans un premier temps, parce que je ne suis pas sûr de moi, parce que je débute et que je n’ai pas assez travaillé. Ce n’est peut-être qu’une question de temps et de technique. Mais je constate que le trac fait son travail de sape même dans un contexte très amical, même lorsque je ne joue que devant un public peu nombreux et débonnaire, et même après avoir ressassé sans faute mon morceau un grand nombre de fois (toute la maison, tout le village et la vallée peuvent en attester…).

Je soupçonne de plus profonds motifs, liés une fois encore à l’appréhension du temps. Ce qui me fait trembler, c’est je crois l’inéluctabilité de l’exécution. Je me suis beaucoup préparé pour ce moment-là, j’ai beaucoup travaillé et nous y sommes ; je ne peux pas revenir en arrière, pas plus que le plongeur ne peut inverser le sens de sa chute et remonter sur son plongeoir (y penser seulement risquerait de provoquer une catastrophe). 

Cela m’évoque aussi mon rapport à l’automobile et mes débuts dans la conduite : s’exercer sur un parking ou un simulateur, ce n’est vraiment pas la même chose que de conduire dans la vraie circulation avec de vrais risques. De même conduire sur la route habituelle n’est pas du tout comme conduire sur une route inconnue, en ville par exemple : dans ces moments-là (que j’évite presque toujours, lâchement ou prudemment) je tremble aussi et, je crois, pour les mêmes raisons. Je sens alors toute la vulnérabilité de notre mécanique. Je sens partout les grains de sable, les double-croches de l’anicroche qui vrombissent et s’emballent, le probable accident.

 

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À dire vrai je n’aurais jamais imaginé que cela puisse se passer ainsi. Même après avoir vérifié une fois de plus la réalité de mon trac, j’ai du mal à y croire (comme j’ai peine à croire à la disparition des choses et des êtres). Je continue à me dire que cela ne se passera pas ainsi la prochaine fois, que ce n’est pas possible, ou tout au moins qu’il est possible que cela se passe autrement. Je minimise. Je rejoue pour la deux-centième fois le morceau, que je vis pleinement, que j’interprète, et maintenant presque sans erreur (disons, sans erreur grossière de rythme ou de notes). 

Leurre que tout cela, car lorsque l’heure fatale viendra je tremblerai et ne jouerai plus que d’une voix blanche, ayant perdu tous les accents, incapable de faire un trille et le moindre ornement.

Toutes ces pratiques, toutes ces pages d’écriture, tous ces stratagèmes pour tenter d’apprivoiser la peur ; et le moment venu, comme tout le monde, on claque des dents.

 

*

 

Je sens pourtant qu’il est possible de se laisser aller au tempo du morceau, de dépasser le tremblement en se fondant dans la musique. Si j’y arrive, n’aurai-je pas alors accompli en moi-même un progrès, un véritable progrès ancré dans le corps et l’esprit, sur le chemin de l’apaisement ? 

Ce tremblement, je ne veux pas le minimiser, le réduire à une question technique ou médicale (même si je me suis empressé de me procurer les comprimés homéopathiques qu’on m’a recommandés – même si j’irai, si nécessaire, jusqu’au recours à la chimie…). Ce tremblement est vrai. J’ai bien raison de trembler, j’ai bien des raisons de le faire. 

 

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« Il y a le destin, et tout ce qui ne tremble pas en lui n’est pas solide… », répétait Nicolas Bouvier…

 

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« L’habitude de l’art… et la main qui tremble ! »

 

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Je me dis que si j’arrive pendant ces quelques minutes que dure l’exécution publique du morceau à me laisser porter par le flux de la musique, c’est le rythme même de la vie et de la mort qui me traversera, auquel je serai enfin parvenu à temporairement m’abandonner. La place forte de mes peurs tombera peut-être. Je travaille pour cela. 

Je ne joue pas de l’accordéon par amusement, par distraction ni par bravade. 

Je joue de l’accordéon pour construire quelque chose de solide, par-delà les mots, avec mon fils Léo (qui lui, ne tremble pas, et sa main insouciante court sur le clavier…). 

Je joue de l’accordéon parce que l’écriture ne m’expose pas autant (la musique, je la vois comme une autre expression de cette corne de taureau que Michel Leiris rêvait de voir entrer dans la littérature).

Je joue de l’accordéon pour transformer ce tremblement de ma peur en une mélodique, libératrice et universelle vibration.

 

4 juin 2015

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