Vigie, juin 2015

  

 

JOUR DE FÊTE

 

 

Matin sans angoisse, jour sans nuage. C’est un de ces matins d’été où les couleurs lavées par les averses nocturnes et les premiers rayons du soleil semblent neuves, où les contours sont nets, où l’on ne sent ni l’étouffement des journées trop chaudes, ni le vide livide du ciel trop bleu. En un mot, c’est un matin heureux. 

(Dans le rêve cette nuit ma mère riait aux éclats ; nous étions tous ensemble et mes parents devaient quitter précipitamment le salon d’une maison inconnue à cause de l’odeur pestilentielle d’un œuf pourri. Je me réjouissais de ces rires, de la joie de cette situation inédite, et c’est un peu comme si le rêve permettait de prolonger ce qui a été réellement vécu, comme l’écho prolonge en l’atténuant et en le déformant le son.)

Je salue à la fenêtre les pies qui, de plus en plus souvent installées sur le poirier, devisent bruyamment. Allure altière, superbe plumage noir et blanc, la pie est indubitablement l’un des plus élégants corvidés. Leur livrée noir et blanc naturellement me ramène (tout m’y ramène) à l’accordéon.

C’est ce soir que je jouerai à l’église de La Table avec l’ensemble de Raphaël et Léo. Je répète encore et constate que mon rythme cardiaque s’accélère à l’approche des double-croches. Je finis le morceau en tremblant de plus belle. 

Il a bien fallu le reconnaître : je ne peux pas jouer en public pour le moment, et peut-être durablement, sans aide. Le comprimé que m’a prescrit le docteur me fascine et m’inquiète. Il va, le temps du concert, ralentir mon rythme cardiaque. Je l’ai essayé auparavant et j’ai pu constater l’efficacité invraisemblable de ce médicament, qui supprime les tremblements et m’offre la liberté retrouvée du jeu, la possibilité de jouer en public presque comme je le fais dans le secret du salon (il reste néanmoins une tension particulière). J’ai vécu ainsi toute une journée avec un cœur qui battait moins fort, qui battait moins vite tout au moins. Cela n’a pas occasionné d’hallucinations ni d’effets secondaires remarquables, mais m’a conduit à observer avec une certaine vigilance toutes les modifications qui se produisaient en moi. Je pensais aux expériences de Michaux avec la drogue. Quelques lignes écrites sur la route, moderato palpitare, évoquent un peu cela.

Beau jour d’été, donc, sans souci, beau jour aux couleurs vives et aux contours nets, sans peur, sans panique, sans tremblement. La musique monte dans le ciel limpide, les martinets l’attrapent au vol et la répercutent en cris suraigus dans toute la vallée.

 

*

 

Que ce premier concert se déroule précisément à La Table est un hasard (je suis le seul Tablerain de l’orchestre et de l’école de musique à jouer ce soir), mais un hasard qui fait sens en reliant la musique au lieu où je joue les vigies. (Cela me permet en outre de garder trace de ce premier concert sans pour autant m’engager dans une nouvelle rubrique qu’il faudrait consacrer à la musique.)

Ainsi me voici dans cette grande église lumineuse, épurée, inspirante de La Table. On viendrait y prier volontiers, si on savait, si on pouvait ; mais peut-être qu’y jouer est aussi une manière de prier… L’orage ne vient pas encore – il éclatera pendant que Léo commencera à jouer, et accompagnera de ses percussions sa « Petite horloge » bien huilée. L’après-midi de répétition permet de se sentir à son aise dans le lieu, et de retrouver ses marques pour les morceaux d’orchestre. À six heures l’église est pleine, et l’on retrouve bien des têtes connues, des amis du Villard et de la vallée, de plus lointains : c’est donc ainsi lorsque l’on joue sur scène. Et c’est pour moi bien étrange…

Léo commence sur un tempo excessivement rapide « La petite horloge », une pièce russe qui exige une certaine virtuosité technique dans les accords main droite et les variations de la main gauche. Les notes glissent avec fluidité, et même la série d’accords difficiles qui sont au cœur du morceau est jouée sans accroc (je n’ai jamais réussi à faire cela). La caméra en panne ne gardera pas de trace de ce petit morceau de bravoure. 

Léo joue, de manière un peu fébrile mais sans anicroche, « Il en faut peu pour être heureux », tandis que l’averse crépite sur le toit de l’église – puis nous jouons le duo que nous avons déjà présenté à Montmélian. « On passe sa vie, dans ce métier, à régler des problèmes techniques » : je m’aperçois en cours de morceau que, occupé à me chamailler avec Léo qui estimait que j’avais commencé l’accordéon en même temps que lui et non après comme je le disais, j’ai oublié de détacher la partie inférieure du soufflet de l’accordéon et suis donc bloqué (c’est à peu près comme rouler avec le frein à main) ; je continue tant bien que mal et parviens à camoufler ce camouflet (je cesse de jouer de la main gauche, mais Léo continue avec brio). L’exécution solo de la chaconne ne me procure pas l’intensité que j’espérais, que je vis si souvent lorsque je joue seul. Il y a néanmoins quelque chose de particulier dans le fait de jouer devant un public nombreux, puisque je rate quand même un passage à la main gauche qui ne pose pas de problème particulier ; je camoufle là encore en improvisant un peu ce petit raté, et me rattrape à la mesure suivante. 

J’éprouve curieusement un plus grand plaisir à jouer au sein de l’ensemble d’accordéons – un ensemble parfois pas tout à fait ensemble, mais qui tient tout de même bon la route ce soir-là. Voici la « Variation sur Tchaïkovski » enfin réussie, un « Don’t worry be happy » allègre, une « Valse d’Augustine » assez mélodique, une « Suite espagnole » parfois chaotique mais qui tient grâce au thème, un « Beatles » efficace… On sort de cela rasséréné, épuisé, et satisfait de pouvoir paisiblement écouter les autres musiciens.

 

13 juin 2015

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