Vigie, novembre 2016

 

 

 

« VERS LE BLEU » 

(INTÉRIEUR GIVRE 2)

 

Intérieurgivre2

 

« Mes lieux d’écriture et tables de travail, la vue par la fenêtre devant moi, qui forment mon environnement pendant tant de milliers d’heures passées assis à écrire (…), acquièrent de ce fait une importance capitale pour moi ; il est donc normal qu’ils apparaissent dans le texte. Ce sont des points fixes autour desquels tous les autres forment une couronne. »

Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre avec Robert Guyon.

 

Ce matin à la fenêtre du toit le paysage habituel a laissé place à ça. On reste saisi devant les ornementations contournées, foisonnantes, exubérantes du givre sur la vitre…

Je m’étais promis de limiter les notes et clichés de novembre à quelques variations rapides autour de la fenêtre de cette nouvelle pièce que je nomme désormais « la caverne » (« cave » ayant été jugé trop dépréciatif) − mais il est bon de laisser dévier tout projet, aussi modeste soit-il, au gré des aléas ou des surprises de la vie ordinaire. Ce matin, donc, et puisque je ne dors pas dans la dite « caverne » mais sous les combles, le premier regard à la fenêtre de toit me saisit et me fait me saisir de l’appareil photo : pour la première fois depuis le 12 octobre 2013, la vitre est entièrement recouverte par ces arabesques du givre qui m’avaient alors tant étonné que j’avais ressenti la nécessité d’écrire, de photographier et de rendre publiques les premières lignes de ce qui allait devenir « la Vigie du Villard » (c’était sur le site de l’« atelier géopoétique du Rhône », avant qu’un désaccord majeur avec son administrateur ne me pousse à en retirer tous mes textes).

Il y a belle lurette que la lecture du journal a été remplacée par celle des messages ainsi offerts par cette fenêtre sur laquelle s’affichent et s’effacent quotidiennement les logobranches (comme dirait Dotremont) du vieux poirier dont on n’aperçoit d’ici que la cime, les calligraphies éphémères de la pluie, de la neige, des feuilles ou des fumées, les traits brefs des oiseaux, des avions… Mais l’invite de ce matin est si claire, et si inattendue !

C’est, à l’échelle de la Vallée et de ma petite vie, un événement : après plusieurs jours de violentes averses de neige et de pluie, après le grand écœurement de l’élection du clown haineux et la grande tristesse de la disparition (certes sereine, annoncée et « mise en œuvre » dans un ultime et somptueux opus) de Leonard Cohen, après en outre une journée passée dans la « Ville noire », ainsi que la désigne souvent Frédéric-Yves Jeannet, à subir cette sorte de début d’hiver qui faisait dire à Rimbaud (et à Jeannet) que « ce serait m’enterrer que de revenir », le temps, au moins à notre altitude, redevient sec et lumineux. Il faut en effet des conditions d’humidité puis de froid sec tout à fait particulières pour obtenir sur la vitre une telle image.

Elle proclame d’abord l’avancée de l’hiver. Elle occulte et dévoile à la fois la grande nouvelle de ce que la Chartreuse, Valpelouse, les Grands Moulins ou les sommets des Bauges sont déjà sous la neige, et donne furieuse envie de proclamer bien fort en direction de la vallée, comme le ferait une vigie du haut de son mât : « Hiver droit devant ! » Elle rappelle à quel point est mouvante l’immobilité apparente de nos demeures de sédentaires bien installés parmi quelques quintaux de bouquins et babioles : regarde comme tu es pris dans la danse, et danse !

J’ai aimé arpenter hier les rues de Grenoble, et j’ai aimé découvrir ensuite au musée, en si belle et amicale compagnie, les miniatures oniriques et aériennes des tableaux de Kandinsky, auxquels je préfère cependant les tableaux moins géométriques, moins soignés et ici ou là comme inachevés, de Matisse et Bonnard, ou bien la liberté plus cruelle de Miró (mais Frédéric-Yves Jeannet me dit que la peinture de Kandinsky antérieure à cette époque parisienne qui était au cœur de l’exposition était plus libre, et il faudra y revenir) ; j’ai aimé la ville et le musée mais, au risque de jouer à bon compte les iconoclastes, la surprise des retrouvailles avec ce tableau du givre sur ma fenêtre ordinaire me procure un plaisir, une excitation comparables.

Ce n’est certes pas tous les jours qu’ouvrant le store, on se retrouve emporté par surprise dans les tourbillons d’un tableau inconnu de Bonnard ou Matisse (ces arabesques : mais oui, je les reconnais, il y a les mêmes – ou peu s’en faut – sur les tentures d’« Intérieur aux aubergines » !). Plus profondément, et à l’instar du tableau de Matisse ou d’« Intérieur blanc » de Bonnard dans le décor duquel elle pourrait, malgré les différences de climat et de météo, assez aisément se fondre, cette carte anonyme semble dessiner un chemin entre le dedans et le dehors, brouiller les frontières, permettre un passage ; mine de rien, elle nous réoriente et rappelle au réel…

J’aime aussi, dans ce tableau anonyme et périssable du givre sur la vitre, les imperfections dues au fait que l’eau a coulé trop violemment sur la partie supérieure et que divers débris la salissent parce que j’ai négligé depuis trop longtemps d’y passer le chiffon (de même m’a touché plus que d’autres le tableau de Kandinsky intitulé « Autour de la ligne », peut-être parce que les formes en étaient moins géométriques, le propos plus sombre – une ligne, un segment plutôt que menacent des sortes de fourches ou de peignes et tout un monde de vestiges).

Il y a là aussi des scories, des obstacles, des résistances : ces brindilles noires qui barrent certaines pistes, cette confusion de la vitre qu’on n’a pas nettoyée (on n’en aura de toute façon jamais fini de frotter notre crasse), ces ombres et ces flous qui empêchent l’image d’être idéale. Il y a des zones opaques, le cadre qui s’arrête, la brume de la buée qui brouille le mental… Se mêlent ici aussi le végétal, le minéral et l’animal, tant ces galeries du givre évoquent celles que creusent au même moment dans les poutres les insectes xylophages (et je me dis, relisant donc ces lignes trois ans plus tard, et m’amusant à les insérer et à les commenter à la façon de F.Y.J, qu’elles préparaient bien, sans que je le sâche, ce qui allait devenir le travail de La route ordinaire).

Comme toujours lorsque survient, au quotidien, un minuscule événement susceptible d’éclairer le reste, revient l’envie d’en garder trace, d’abord en photographiant, puis un peu plus tard après avoir rejoint la « caverne » et remis l’enregistrement de cette dernière sonate pour piano de Beethoven (ce n’était donc pas la transcription d’un quatuor) que le jeune et génial pianiste Julian Trevelyan avait joué récemment après les « Douze notations pour piano » de Boulez, en écrivant (ce qui permet au passage d’amalgamer l’autre événement plus marquant mais, en un sens, plus intime, de la si belle et si inattendue rencontre d’hier, ainsi que Kandinsky et la sonate de Beethoven).

Manque (toujours, en effet) [cette] dimension que j’ajoute en guise de réponse : ces mots tracés de main d’humain, à la va-vite, sur le carnet puis le clavier — car l’écriture peut être une manière de prolonger la lecture des lignes du monde et de danser ainsi avec lui, à sa façon ou à la nôtre, son drôle de tango qui est fait d’avancées, de reculades, de pas de côté, de circonvolutions, d’arrêts, d’hésitations et de nouveaux départs.

Après quoi, faisant fi du froid (et du soupir résigné de Nathalie qui, à cette heure encore très matinale, envisageait de continuer à dormir et, comme la chatte Onça, se repelotonne sous − la chatte, sur − la couette), j’ouvre en grand la fenêtre.

 

*

 

Toits blancs, fumée, ciel blanc-bleu offert dans l’angle entrouvert du tableau. Tout au fond la vallée baigne dans un brouillard encore dense. Sur le pommier en face, l’unique bouvreuil pivoine d’une pomme brille et face à moi, sise sur les branches fines de la cime du poirier, la grosse boule mouchetée de la grive draine, toujours la même, me considère sans méfiance (habituée qu’elle est à voir s’ouvrir cette fenêtre par laquelle je la regarde et photographie). Quelque courant d’air dans le brouillard, fumée de village, incendie ou aspérité cachée du terrain soulève au pied de la Chartreuse un panache rond et blanc qui m’évoque le cône ou les vapeurs d’un volcan.

Givre. Fumée. Vallée brouillée, crêtes nettes, et tout le paysage qui semble aller « vers le bleu ». Un coup de feu éclate dans la lumière.  Pays vaste, froid et lumineux, dont je fixe encore ces fragments moins pour y réaffirmer ma place que pour, encore et surtout, tenter de « rendre grâce »…

 

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12 novembre 2016

 

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