Vigie, novembre 2016

 

 

 

« C’EST LA FIN ? »

 

Vigie18112016

 

Il est difficile, il est imprudent et souvent vague de dire comme je m’y risque régulièrement (en assortissant toutefois l’affirmation que je pressens péremptoire d’un « sans doute » ambigu) que « c’est la fin ». Ce n’est peut-être que le début, ou le milieu de la fin ; et même dans les toutes dernières étapes, lorsque vient vraiment, perfidement, la fin de la fin, on peut encore opérer de si nombreuses subdivisions que l’idée même de fin s’en trouve diluée.

Le morceau de musique que je croyais fini, je ne peux soudain plus le jouer et il m’en faut retrouver les notes – entreprise décourageante que je tente à minuit, dans le cocon de la cave (terme que « finalement » je préfère à celui de « caverne » − mais je changerai « sans doute » d’avis).

Le livre que je disais fini, voici que je le reprends, qu’il bouge encore, que ses lignes revivent, et que je vois venir avec une vraie inquiétude la date fatidique où il me faudra l’avoir pour de bon « achevé » (mot qui fait remonter l’image d’un taureau vacillant et de l’auteur en toréro dégoulinant de sang plutôt que de lumière…).

Même la mort qui semblait une vraie fin (qui en est une, en un sens) ne parvient pas à mettre un terme à quoi que ce soit, qui travaille ensuite les vivants et se prolonge dans la mémoire et les livres (peut-être la mort du monde, du soleil, de la Terre, serait cette « vraie fin » ?).

L’automne que quelques jours de neige devaient avoir enterré renaît assez miraculeusement en cette presque fin novembre, par la grâce des feuilles chues qui font au sol une deuxième forêt ainsi que de cette incroyable lumière d’orage qui me précipite aux fenêtres. Au bout de la Vallée le ciel est d’un gris électrique ; on annonce de fortes pluies, des rafales, et je déclare que « cette fois, c’est vraiment, sans doute, les derniers éclats » et qu’il faut se dépêcher de prendre ces photos – ce qui est assez vrai, d’ailleurs, car cette épiphanie pré-orageuse ne dure pas plus d’un quart d’heure, mais un peu faux aussi puisque, deux ou trois jours après, au moment de rédiger ces notes, la colline d’en face est encore d’un bel ocre et que la venue du vent (du « vvvvvent », dirait Clément qui apprend à lire) a été repoussée à la prochaine nuit, avec dit-on des rafales à 70 kilomètres heures (et cette fois, cette fois, ce sera la fin des feuilles sur les arbres).

La troupe des bec-croisés s’est posée sur le pommier, taches rouge orangé parmi les pommes jaunes. La Vallée, le Pic de l’Huile, la Chartreuse, le Grésivaudan et au loin les premiers contreforts du Vercors baignent dans cette lumière somptueuse et chaleureuse, qui fait dire à Bea Tristan que c’est magnifique et la fait s’étonner de ce que je puisse avoir pareil paysage à ma fenêtre (je m’en étonne moi-même, mais je n’y suis pour rien).

Il est décidément très relatif de dire que quoi que ce soit est « fini », ce pourquoi j’aime tant les tableaux inachevés, les livres dont la structure circulaire est une invite à poursuivre autrement la lecture (j’ai entamé l’été dernier ma quatrième – ou cinquième, je ne sais plus – relecture intégrale de La Recherche, qui m’accompagne depuis mes quatorze ans et m’accompagnera, je suppose, jusqu’à « la fin »), ainsi que les films d’Ozu dont les dernières scènes juxtaposées montrent de façon si touchante le caractère arbitraire du choix opéré par le réalisateur pour finir alors que, d’évidence, la vie continue.

(Tout de même, quand le vent aura soufflé tout ce bel ocre s’éteindra, n’est-ce pas, ne laissant plus de cet automne 2016 que des traces…)

 

Vigiepommesnovembre2016

 

20 novembre 2016

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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