Vigie, mars 2017

 

 

 

LA FOUGÈRE FIN MARS

 

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Matin de mars : une incroyable lumière, ni agressive ni éblouissante mais rassérénante et fraîche, déborde des crêtes comme les eaux blanches d’un barrage en période de crue, ruisselle sur les bouleaux et les saules qui verdissaient à peine, fait fleurir avant l’heure le prunier et frappe la fenêtre des combles sur laquelle, pendant la nuit, s’est épanouie une grande fougère de givre qui à présent se déforme et s’efface.

Toute cette lumière, et la fougère si vite effacée : naturellement, je ne peux pas m’empêcher d’y voir une sorte de signe, signe d’au revoir d’une main sans corps, d’un hiver trop rapide, d’un printemps sans visage. « L’adieu » serait « un signe », comme l’écrit joliment Joël Vernet ?

Même n’écrivant pas, je poursuis mentalement cette « lettre ouverte aux quatre vents » commencée l’autre jour. Je rassemble les signes, les citations, les traces. Je ressasse, je relis, je réécoute :

« Où êtes-vous ma nomade, où êtes-vous à présent ? Avec votre âme nomade, vous voyagez dans le temps… » (Barbara)

« Je te parle durement, ma mère : je parle durement aux morts parce qu’il faut leur parler dur, debout sur des toits glissants, les deux mains en porte-voix et sur un ton courroucé, pour dominer le silence assourdissant qui voudrait nous séparer, nous les morts et les vivants. » (Supervielle)

etc.

Tous ces poèmes, toutes ces chansons adressées aux absents, comme on le fait dans les discours d’enterrement ou quand on écrit une lettre, en sachant simplement cette fois, mais comment y croire, que le destinataire ne nous entendra et ne nous lira plus jamais. On s’illusionne à bon compte, comme l’enfant qui fait parler ses jouets. On projette sur un monde muet nos besoins de parole. Le monde : marionnette pour poète endeuillé ; et mettre les mains en porte-voix, hausser le ton ou murmurer, au bout du compte revient au même.

Je sens bien pourtant, je sens néanmoins que ce printemps qui revient, ce mois d’avril bientôt qui point, qui me poigne, me parle, me fait parler, me fait pleurer parce qu’il est nimbé du souvenir d’elle qui n’est plus là, des souvenirs de ces autres mois d’avril où il était encore possible de parler à quelqu’un, de lui parler – et ce sentiment-là noue avec la terre lointaine, la lumière distante, le monde muet, un lien profond, ténu, têtu et solide comme soie d’araignée puisque tressé d’absence.

Paroles de plus jetées aux quatre vents, vite écrites, vite lues, effacées vite comme la fougère du givre sur la vitre fin mars.

 

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27 mars 2017

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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