Vigie, mars 2017

 

 

 

LA MORT À VENISE

 

Vigiemars2017DirkBogarde

 

Je poursuis mon voyage mémoriel et cinématographique en projetant Mort à Venise, que je n’ai pas revu depuis des lustres. Je me souviens de la première fois, lorsqu’âgé de quinze ou seize ans j’avais profité d’une intégrale Visconti au cinéma Curial de Chambéry pour voir tous les films du réalisateur : c’est ainsi que j’ai connu Antonioni, Cassavetes, quelques autres, et le souvenir de tous les films découverts dans des conditions aussi favorables est resté si profondément gravé en moi que j’ai parfois refusé de les revoir ensuite, tant j’avais peur d’être déçu par mon incapacité à retrouver la fraîcheur, la disponibilité, l’étonnement de cette première fois.

 

La première fois de Mort à Venise, je ne cesserai de m’en souvenir pendant cette dispensable projection privée qui n’aura fait, autant l’avouer tout de suite, que retourner des cendres froides.

Je me souviens avoir fondu en larmes dès les premières notes de l’adagietto de la 5ème Symphonie de Mahler que je ne connaissais pas − larmes sans raison, liées à aucune histoire (on ne voyait encore à l’écran que du brouillard, de la fumée, à peine un bateau ; il faut dire, il faut croire que les fins de partie magnifiques me parlaient déjà clairement). Je me souviens de la gondole noire du nautonier, de l’usure du voyage, de la pestilence et de la magnificence de Venise ; je me souviens en même temps du dernier voyage que nous y avions fait avec ma mère, et de notre longue et vaine recherche du Grand Hôtel des Bains (de ce qu’il en restait encore) devant lequel nous étions passés dès notre arrivée au lido, mais que je n’avais pas reconnu parce que quarante ans s’étaient écoulés depuis le tournage du film et que les arbres avaient poussé entre l’hôtel et la mer. Je me souviens de mon malaise lorsque l’affreux chanteur roux chante à la face du vieux musicien sa rengaine vulgaire, et de la joie avec laquelle Aschenbach, après s’être échappé de Venise, profite d’un incident pour y revenir au plus vite.

J’aimais la lenteur, les détails, le luxe de l’hôtel, et plus encore la musique de Mahler et la chanson russe tellement triste qui accompagne le final sur la plage désertée. J’aimais ces jeux de regards à travers les vitres ou le miroir de l’eau, et cette façon qu’avait le musicien de s’attabler non pour écrire, composer, manger ou lire le journal mais pour regarder, pour regarder de loin la beauté inatteignable qui mettait son art en échec tout en en révélant assez cruellement l’ultime horizon. L’art met à mort l’individu, qui ne vit pas, qui ne vit plus que dans le vertige et la vérité du « trop tard » – à cet égard la quête finale d’Aschenbach grimé avait quelque chose de proprement pathétique. Il importait que la distance demeure infranchissable, que l’on ressente à la fois l’espoir fou du franchissement et son impossibilité, autrement dit que l’ange exterminateur de l’histoire soit à la fois individualisé et anonyme, se résumant au bout du compte à cette silhouette indistincte que contemple le musicien mourant. Pas plus que Tirésia de Bonnello n’est un film sur l’hermaphrodisme ou Nocturama du même Bonnello un film sur le terrorisme, Mort à Venise n’est un film « sur la pédérastie » (même si la passion du musicien pour l’éphèbe n’est pas purement esthétique – disons, pour jouer un peu sur les mots, qu’elle l’est « impurement », parce que l’eros fait plus qu’y rôder, comme c’est d’ailleurs le cas dans toute création artistique faisant la part belle à la sensibilité et aux sens). De la pédérastie, Thomas Mann et Visconti exploitent métaphoriquement certains traits : avec une autre métaphore le film serait moins troublant, moins dérangeant, et en tout cas d’une tonalité différente ; mais se focaliser sur la métaphore est un moyen assez sûr de passer à côté d’un film qui ne parle que de l’art dans son rapport au temps et à la beauté.

 

Aujourd’hui, cependant, le temps a passé et je ne retrouve pas l’émotion d’antan. Les discours, les flashbacks me semblent superflus, et les poses figées. J’analyse des plans et regarde mon passé sans me laisser toucher – sauf, à l’improviste, par la musique. Je prends alors l’accordéon et redécouvre note après note, accord après accord, la partition de cet adagietto trop connu, et je m’étonne qu’on puisse, à partir de simples arpèges fa-la-do (il est vrai renversés et modulés de manière assez sophistiquée) parvenir à une telle richesse expressive. La mélodie ne cesse de vaciller, comme si elle peinait à aller de l’avant, menacée de s’enliser dans des harmoniques douloureuses, douteuses, dissonantes, mais s’en extirpant néanmoins à chaque accord, comme une barque arrachée aux ronces d’un chenal trop étroit, pour frôler la félicité tremblante de la tonique ; jouer un simple « fa » (dont j’avais déjà à plusieurs reprises remarqué la vibration particulière) après être passé par tous les entrelacs de cette partition devient alors une expérience plus touchante que de revoir le film.

 

4 mars 2017

 

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