Vigie, mai 2017

 

 

 

CADAVRES EN MAI

 

Vigiemai2017 05

 

 

Les rouges-queues à front blanc paradent, on annonce pour la journée de belles éclaircies : il est temps de partir pour la première escapade montagnarde de mai.

On passe par le Cucheron pour remonter jusqu’au Grand Chat avec la halte habituelle au Lac des Grenouilles (à peine une gouille, mais très belle en été quand les montagnes alentour s’y reflètent).

Parfum fruité des sous-bois, clameur éperdue des pinsons, cliquetis peut-être des coqs de bruyère qu’on ne verra pas, car les enfants, tout à leur jeu de se recréer à l’imparfait un paysage de fiction, avancent bruyamment. On retrouve les repères, l’arbre couvert de mousse, tel ruisseau nourri par la fonte des neiges devant lequel on s’arrête chaque fois. On traverse prudemment les derniers névés en entaillant du talon la neige dure. L’herbe jaune est parsemée de gentianes de Koch d’un bleu aussi étourdissant qu’un ciel de plein été. Sommets encore enneigés, mélopée du coucou qui demeure invisible, et puis ici ou là un milan, un faucon crécerelle. Pas un cri de marmotte, ni chamois, ni bouquetins, pas de vaches encore et très peu de marcheurs : ici le printemps commence à peine.

Puis sur la pente herbeuse assez raide qui mène au lac, voici la première grenouille rousse : desséchée, décapitée. On en trouve plusieurs dizaines tout autour de la gouille encore à moitié recouverte par la neige et que les enfants ne reconnaissent pas. Dans l’eau glauque des grenouilles nagent parmi les cadavres putréfiés.

Un peu partout des mâles vivants sont accouplés à des femelles mortes, grisâtres, le ventre ouvert et les boyaux sortis, en voie de décomposition déjà bien avancée. Cadavres exquis ? Je savais que les grenouilles femelles mouraient parfois noyées par les mâles, qui s’accouplent à quatre ou cinq sur une seule de ces femelles plus grosses qu’elles, mais je ne les savais pas nécrophiles. J’ai lu depuis quelques articles sur certaine grenouille amazonienne pour laquelle la nécrophilie est une stratégie de survie, le mâle pressant les flancs de la femelle morte pour en extraire les ovocytes et les féconder – mais dans le cas présent, l’état de décomposition des femelles laisse supposer qu’il n’y a plus rien à féconder depuis longtemps, ce dont les chapelets d’œufs attestent par ailleurs…

La scène est si macabre qu’on ne s’attarde pas.

On file pique-niquer un peu plus loin sur la crête. Les enfants glissent longuement sur les névés. À même le sol on ne sent pas le vent frais et je m’endors, la tête dans l’herbe tiède. Je rêve de montagne en été.

À mon réveil je me retrouve seul. Je regarde l’alpage, un peu éberlué de me retrouver là ; un très bref instant je crois que je suis revenu vingt ans en arrière à La Giettaz (cela m’arrive souvent, ces temps-ci, de me perdre dans mon âge pourtant pas tellement avancé puisqu’on me dit, à juste titre, que je suis « encore jeune »). Puis je reprends mes esprits et mon chemin le long des crêtes, en direction des deux cairns du Grand Chat où mon présent me fait signe, sans doute, même si je ne le vois pas.

 

21 mai 2017

 

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